Seule, accoudée à la proue de Tara, Ollanta fouillait encore du regard les vagues aux derniers instants du crépuscule. Elle tendait l’oreille avec le vain espoir d’entendre des messages véhiculés à travers les mélodies des profondeurs murmurées par les eaux et par les peuples qui l’habitaient. Elle n’entendait plus qu’un roulis dans le silence, puis le moteur de la goélette s’arrêta. La nuit était déjà tombée lorsqu’un peu plus tard, Marc lui apporta un gilet de sauvetage. Le second capitaine était sensible au trouble qui habitait la jeune femme, il l’avait rejointe sans lui poser de questions et lui entoura les épaules avec une veste de quart en lui annonçant que le capitaine avait décidé que l’avancement dans le planning des stations permettait de mettre le bateau au mouillage pour la nuit et qu’ils en profiteraient pour s’octroyer un moment de détente dans la soirée : un apéritif dînatoire.
Les températures commençaient à chuter mais restaient fort agréables, parfaites pour se retrouver tous ensemble sur le pont autour d’un verre. Pour Ollanta, il était temps de descendre et de participer à la préparation des festivités. Dans l’exiguïté de la cuisine, Solenn, épaulée par Marta, Pep et Philippe, s’affairait depuis trois bons quarts d’heure à concocter de petits plats spéciaux pour l’occasion. Des bols de chips, des assiettes de tapas étaient déjà prêts, mais pour rendre hommage à la bienveillance des pêcheurs chiliens, la cuisinière avait porté une attention particulière au découpage et à la cuisson du poulpe reçu en cadeau. Sur la grande table du carré, Tom et Raul coupaient des parts de pizza et de quiche qu’ils disposaient sur des plateaux. À grands cris de joie, Marta sortit de sa cabine en brandissant trois bouteilles de Tarapacá, la perspective de boire du vin rouge chilien lui valut une bruyante ovation générale. D’un des coffres de la cuisine, Philippe délogea des alcools un peu plus forts, du Martini, du rhum et un whisky, le visage d’Ollanta s’illumina d’un large sourire, elle s’était détendue. Ensemble ils portèrent les mets et les boissons sur le pont et s’installèrent pêle-mêle sur le sol autour des mâts. Laurent arriva en dernier, il s’était débrouillé pour éclairer un peu l’espace à l’avant de Tara. Tom porta un toast au bon déroulement de la mission et à la nouvelle venue, en la félicitant pour son intégration rapide dans le groupe. Alain la complimenta à son tour pour avoir si peu souffert du mal de mer, tous scandèrent son prénom en lui demandant un discours. Mais l’émotion serrait la gorge de la jeune femme, elle se contenta de les remercier timidement puis se leva et fit le tour de l’assistance pour trinquer avec chacun en enjambant les bouteilles et les assiettes.
Alors qu’ils buvaient et se restauraient, les discussions allaient bon train. Isolés au milieu du Pacifique, tous commencèrent à se livrer un peu, les propos se firent plus intimes et se concentrèrent sur la vie à terre : les jumeaux de trois ans et leur maman restés à Rennes qui manquaient parfois à William, le bateau que Philippe et un ami avaient acheté pour faire des virées le samedi soir entre la presqu’île de Quiberon et Belle-Île dès l’été prochain, le projet de déménagement de Solenn de Strasbourg à Lorient qui la fatiguait déjà, ou encore l’idée folle de Tom d’acheminer bientôt le voilier qu’il avait laissé à quai en Tasmanie jusque dans le Finistère. Un peu de mélancolie s’invita sur le pont : le blues des marins constamment tiraillés entre l’attrait irrépressible du voyage pendant des semaines entières et l’attachement au foyer. Mais avant qu’un silence pesant ne s’installe, Alain amusa tout le monde en avouant que depuis qu’il avait pris goût aux expéditions océanographiques, il n’avait plus vraiment de foyer et enchaînait les voyages aux quatre coins du monde de manière compulsive. Ollanta écoutait et se laissait séduire par les tranches de vie qu’elle découvrait, toutes si surprenantes et singulières, uniques. Elle réalisa n’avoir entendu personne ici se plaindre de l’absence de connexion pour les téléphones portables ou de l’accès très limité au wi-fi dès que la goélette s’éloignait des côtes, elle avait vraiment embarqué dans un autre monde qui lui seyait à merveille. En regardant autour d’elle, elle remarqua aussi qu’ici, l’apparence ne jouait plus aucun rôle. Comme elle, la plupart des femmes et des hommes présents sur le bateau portaient un tee-shirt à l’effigie de Tara, le même pantalon dédié au travail et un identique sweat à capuche bleu avec l’écusson de la Fondation cousu en haut de la manche. En se débarrassant des artifices du paraître, elle s’était rendue comme les autres disponible aux saveurs d’un autre être à elle-même et au monde, entre l’intimité de Tara et, à l’extérieur, l’infini du ciel et de l’océan. Il lui fallait absolument étirer au maximum cette parenthèse de sa vie qu’elle venait d’ouvrir, la magie de la goélette Tara l’avait conquise.
En aparté elle demanda timidement au capitaine s’il était envisageable pour elle de prolonger son séjour, prévu pour cinq semaines, jusqu’à Iquique plus au nord, près de la frontière bolivienne. Tom lui répondit immédiatement par un oui et se leva pour l’annoncer à l’assemblée, tous l’acclamèrent une fois de plus. Debout, Laurent prévint la jeune femme qu’elle ne savait pas à quoi elle s’exposait, puisque sur leur route vers le nord elle aurait à franchir l’équateur en bateau pour la première fois de sa vie, or la tradition imposait de la soumettre à un rituel particulier. Tout cela devait rester un mystère, les six marins échangèrent des sourires en coin. Marie proposa de fêter la bonne nouvelle sur-le-champ et alla chercher sa guitare, Tom la suivit et rapporta son accordéon. Ensuite ils se mirent tous ensemble à jouer et à chanter pour Ollanta dont l’émotion s’intensifiait avec l’ébriété. Les uns improvisaient en espagnol, d’autres en anglais, mais ce furent les airs populaires repris en français qu’ils entonnèrent en chœur dans la nuit fraîche du Pacifique pour parfaire le moment de communion à bord de Tara, au-dessus du canyon de Nugurue au large du Chili. La petite fête continua une bonne heure encore, puis arriva le moment de tout débarrasser, de ranger et de redescendre. Heureusement pour l’équipage et pour les scientifiques épuisés, le mouillage en zone sûre les exemptait de quarts de nuit.
Ollanta fut la dernière à rejoindre sa cabine. Elle tenait à rester un moment seule à la proue pour verser en secret quelques larmes de joie et pour se réjouir de la perspective d’allonger l’aventure de trois semaines, une invitation à s’étourdir davantage d’ailleurs et de vents. Elle avait tellement hâte de poursuivre la remontée de la côte chilienne ! Ensuite elle découvrirait le Panamá, puis elle traverserait le fameux canal avant de mettre le cap sur la mer des Caraïbes jusqu’aux Antilles. Ollanta atteindrait la Guadeloupe par la voie maritime occidentale, à la manière de ses lointains ancêtres amérindiens des dizaines de milliers d’années plus tôt, et non à la manière brutale des premiers Européens arrivés par l’est après avoir traversé l’Atlantique. Un symbole fort pour la jeune femme, tous les ingrédients étaient réunis pour s’enivrer du rêve éveillé !
Au moment de s’endormir, Ollanta se laissa bercer par le souvenir de la symbiose dont elle avait été témoin. Les deux êtres qu’elle avait vus s’enlacer ne pouvaient être uniquement considérés à l’aune de leur position à la base de la chaîne alimentaire. Ollanta était persuadée d’avoir assisté à la célébration d’un éloge à l’amour universel. Elle regrettait simplement de ne jamais connaître le rôle qu’elle avait vraiment joué dans l’histoire de Xanthelle et d’Héliosphéra, à moins qu’une nuit, sourit-elle dans le noir, à la faveur d’un songe ou d’une vision, l’une de ses ancêtres mapuches, amie de tout ce qui vivait en ce monde, ne vienne le lui murmurer à l’oreille.