Les éclats de rire, les voix des marins et des scientifiques ainsi que les bruits du moteur atténués par les masses d’eau s’estompaient à mesure que la goélette s’éloignait, rendant au Pacifique sa quiétude et son silence. Sous eux, comme bien avant leur passage et certainement très longtemps après, le cycle de l’océan, lui, demeurait, se perpétuait, imperturbable et insensible aux gesticulations humaines. La parenthèse ouverte momentanément par l’agitation des hommes se fermait, leur science et leur matériel disparaissaient, la mer recouvrait son rythme lent et, surtout, les règles qui régissaient l’existence des populations sous-marines depuis des centaines de millions d’années reprenaient leurs droits. Les perturbations et le vacarme occasionnés par la présence de Tara s’amoindrissaient autant que l’agitation des poissons, petits et gros, qui s’enfuyaient de part et d’autre de la coque de la goélette. Les populations de plancton qui s’étaient illuminées à l’arrière du bateau brillaient encore à la faveur de la nuit tombée, la large bande phosphorescente qu’ils avaient formée baissait graduellement d’intensité, elle éclairerait la peau du Pacifique encore quelques minutes, puis disparaîtrait complètement.
Exténuées après leur passage forcé hors de l’océan sous le regard ébloui d’Ollanta, Héliosphéra et Xanthelle avaient miraculeusement survécu. Collées l’une à l’autre, elles rejoignirent les eaux striées de lumière en compagnie de micro-plastiques et des cadavres des milliers d’organismes présents dans l’échantillon qu’Ollanta avait reversé dans l’eau. Elles retrouvèrent l’univers dense de la canopée parmi la flore fragile aux structures délicates, un univers idyllique, propice à leur symbiose. La dame aux dentelles organiques s’accrochait à sa partenaire qui recommençait à l’entourer : elles s’absorbaient mutuellement. De retour au sein de leur milieu naturel, la fusion de l’animal et de la plante reprit d’abord sous la forme d’un regain de vitalité puisque Héliosphéra se mit à scintiller d’un intense rayonnement argenté, les tons bruns de Xanthelle se changèrent en un ocre très vif, elles provoquèrent ensemble une explosion de couleurs. D’infimes étincelles de vie s’allumèrent dans l’immensité du Pacifique, les préliminaires d’ébats souples et farouches, les prémices de la mutation de deux existences qui se transformaient en une singulière entité, insolite, hybride. Les trois membranes de la micro-algue s’arrimèrent aux dentelles organiques d’Héliosphéra, elles s’entremêlèrent et se nouèrent en tournant sur elles-mêmes. Étrange ballet d’un corps mou s’abreuvant de silice, les chairs de l’une s’incrustèrent dans le squelette de l’autre, un mélange de pigments et de sécrétions de nature inconnue, jusqu’à ne plus composer qu’un seul et même être en forme d’ellipse hérissée de piques. Au terme de leur étreinte il était impossible de reconnaître où commençait l’une, et quelle partie appartenait à l’autre : la fusion s’était achevée. Xanthelle et Héliosphéra, parties insignifiantes de la faune et de la flore aquatiques, êtres vivants dénués de cerveaux mais mus par la nécessité de conjuguer leurs solitudes, avaient harmonisé leurs différences en une unique mosaïque, en un bouquet de couleurs fluorescentes. Elles s’étaient réinventées et avaient engendré une espèce inédite, ni animale ni végétale, d’un genre échappant aux catégories rigides édictées par les humains. Entraînés dans un sensuel vertige, phyto- et zooplancton avaient effacé les barrières de la subdivision du monde vivant en espèces et en règnes irréconciliables.
Conservant les propriétés de l’algue, le nouvel être attendait patiemment l’avènement du jour pour recommencer à se nourrir de lumière et à croître en fabriquant de la matière organique grâce à la photosynthèse. Avec cette nouvelle alliance, l’animal qu’il abritait, bénéficiant de nutriments à profusion, allait d’emblée s’affranchir de toute propension à la concurrence et à la violence inhérente à la consommation d’autres organismes. L’autre, qu’elles auraient pu juger par trop dissemblable, à l’essence étrangère, rédhibitoire, apparaissait sous un jour qui inspirait maintenant l’attachement, le sentiment d’être proche, simplement familier. Dans l’univers opaque et mutique des abysses, là où les différences auraient pu constituer le terreau de la discorde et de l’opposition, elles étaient devenues le berceau de la conciliation et de la concorde. Une osmose féconde du monde animal et du monde végétal sous le sceau de l’effacement des frontières. La diversité ne s’était ni affrontée ni précipitée dans une dynamique de conflit, mais mêlée, déployée vers toujours plus de proximité et d’intimité. Les contraires s’étaient régulés, ordonnés et avaient finalement produit l’harmonie. Ce que nul mammifère terrestre – humain compris – n’aurait jamais réussi à concevoir, s’était réalisé une fois de plus au-dessus du canyon de Nugurue, au large du Chili.
À l’intérieur des eaux recommençait la migration invisible des peuples des abysses. Le temps était calme, l’air limpide, les conditions idéales étaient réunies : le Pacifique redevenait le gigantesque théâtre d’immenses mouvements de populations aquatiques. Par centaines de millions, ils remontaient vers les cent premiers mètres de la colonne d’eau, puis se retireraient aux heures de l’aube, lorsque la lumière s’introduirait de nouveau dans la jungle sous-marine.