Si les océanographes d’aujourd’hui arrivaient à estimer à peu près la durée de vie moyenne des populations sous-marines, en revanche ils s’étonnaient encore et s’affolaient de plus en plus en constatant la longévité des nuisances engendrées par les matières plastiques. Elles se transformaient sans cesse et leur nocivité générait des problèmes qui paraissaient insolubles.

Reversés dans la précipitation par Ollanta depuis le pont de la goélette Tara, les restes microscopiques du ballon rouge jeté quelque dix ans plus tôt dans les Hautes-Alpes empruntèrent la direction d’un courant froid qui circulait depuis les régions polaires et descendirent lentement vers les contrées les plus mystérieuses de la planète au fond du canyon sous-marin de Nugurue. Ils pénétrèrent des endroits encore méconnus de l’homme, un milieu paisible jusque-là, isolé, aux aspects étranges, inhospitaliers. Invisibles, les plastiques planèrent dans l’obscurité du royaume de bactéries vivant en harmonie avec des vers aveugles. À mesure qu’ils descendaient, l’acidité de l’eau grandissait, accélérant leur fragmentation et les plus petits d’entre eux acquirent des formes leur permettant de s’introduire dans les organismes sans même être ingurgités.

Ils s’enfoncèrent toujours plus bas, jusqu’aux écosystèmes qui, à défaut de bénéficier de l’énergie du soleil, puisaient le moteur de leur existence au sein des éléments chimiques remontant du centre de la Terre. Durant leur lente course dans l’opacité sombre, les particules de polyéthylène croisèrent des créatures aux formes surprenantes : certaines dotées d’yeux globuleux couleur sang, d’autres qui présentaient de singulières excroissances exorbitantes, ou encore des corps qui se confondaient au noir de la nuit avec des organes internes bioluminescents.

Un poisson carnivore dénué d’épine dorsale, en quête de nourriture, détecta la présence d’un intrus à la texture inconnue, s’en approcha et le goba. Surpris, et tout de suite écœuré, le fossile vivant coiffé d’une sorte de casque recracha en ouvrant largement ses imposantes mâchoires, découvrant des dents surdimensionnées, pointues, disposées en rangées. Perturbé, l’animal aux allures de monstre se hâta de s’éloigner, comme pour oublier cette rencontre improbable entre la réminiscence préhistorique qu’il incarnait et un produit industriel humain du XXIe siècle. La bête des profondeurs poursuivit son chemin, laissant les molécules produites par l’homme déambuler parmi les ténèbres abyssales, une autre dimension, si pauvre en oxygène qu’elle demeurait privée de vie végétale depuis l’aube des temps.

Les micro-plastiques atteignirent le plancher tapissé de plantes mortes et de squelettes accumulés depuis des temps immémoriaux, au milieu du vaste relief très accidenté du fond. Ils se frayèrent un chemin jusqu’à un minuscule cratère construit par un crustacé près d’une cheminée naturelle rejetant une eau magmatique sombre, extrêmement chaude. Les micro-plastiques se nichèrent aux côtés de la multitude d’êtres qui proliféraient autour de ces lieux d’échange entre le monde minéral du noyau de la planète et l’univers du vivant. Les éléments toxiques qu’ils ne cessaient de distiller entrèrent ainsi en contact avec les microbes les plus anciens et avec des éléments fondamentaux qui avaient favorisé l’éclosion de la vie trois milliards d’années plus tôt.

Dans cet univers singulier, accessible aux humains uniquement par l’intermédiaire de quelques robots conçus pour résister à la pression colossale, se mettaient en place de préoccupantes alchimies, d’inquiétantes combinaisons biochimiques aux conséquences impossibles à anticiper sur l’atmosphère, sur la faune et sur la flore terrestre. Dans ce refuge naturel où aucune femme, aucun homme ne poserait jamais le pied, s’invitaient les déchets ménagers de leur société de consommation et les dérivés nocifs de leurs usines pétrochimiques.

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