Elle apprenait vite, Ollanta. Chaussée de ses lourdes bottes de sécurité, vêtue de sa parka et de son pantalon de quart, elle avait activement participé à la préparation de la station du jour avec un étonnant sens de l’anticipation. Marta l’avait encouragée et complimentée. Bien plantée sur ses appuis, l’ingénieure se tenait avec beaucoup plus d’assurance sur le sol glissant du pont. Solidement harnachée au niveau de la taille, elle avait parfaitement exécuté les gestes qui lui avaient été enseignés et avait fait preuve d’efficacité en aidant Pep à manœuvrer la rosette, jusqu’à la remonter et la fixer à l’arrière de la goélette. L’Espagnol, toujours de bonne humeur, l’avait félicitée en la taquinant un peu, lui reprochant gentiment l’air très sérieux, presque tendu, qu’affichait son visage. Il lui conseilla de l’imiter, lui qui agissait toujours en se laissant aller aux rythmes de reggae et de dancehall qui sortaient constamment des enceintes pendant le travail sur le pont. Ollanta épongea d’un revers de main la sueur sur son front et essaya de se détendre, mais le sourire qu’elle esquissa trahissait tout de même une certaine nervosité.
L’échantillonnage vertical achevé, Raul et le reste de l’équipe estimèrent avoir récolté suffisamment de matériel pour établir une répartition convenable des espèces présentes dans la colonne d’eau, les collectes horizontales pouvaient commencer. Après avoir tangué et roulé sur place un long moment, le capitaine demanda au chef mécanicien de mettre le moteur en route et Tara repartit. De son côté, Ollanta prit l’initiative, elle se détacha et décrocha le filet à plancton réclamé par Raul, puis Marta assista sa jeune collègue qui déployait le grand cercle métallique sur lequel était attachée une toile de nylon de forme conique. Elles vérifièrent ensemble la fixation du collecteur à l’extrémité du filet et levèrent le pouce en guise d’approbation. Puis elles le firent lentement descendre à l’aide d’un long câble. Attendre un peu que le filet se déploie sur toute sa longueur, le laisser s’enfoncer en dessous de la ligne de flottaison et le traîner sur une centaine de mètres avant de le remonter. L’eau passa abondamment à travers les mailles, seuls les organismes les plus gros, ceux qui intéressaient les scientifiques, restèrent dans le collecteur. Les autres furent rendus à la mer. Ollanta s’exécutait avec des gestes précis : démonter le collecteur, récupérer son contenu dans un récipient, préparer méthodiquement l’échantillon en ne conservant que les types de phyto- et de zooplancton recherchés pour les études qualitatives à venir, les répertorier en individus et en communautés, il s’agirait ensuite de les séquencer afin d’accéder à leur génome. Au terme de l’exercice, Marta et Ollanta avaient immergé deux filets supplémentaires avec des tailles de mailles différentes.
Commença alors une nouvelle course contre la montre. Ollanta le savait, hors de leur milieu naturel la durée de vie déjà éphémère de ces êtres fragiles se réduisait considérablement. Il était impératif de se hâter pour conditionner la plus grande partie des prélèvements, soit dans l’azote liquide, soit à quatre degrés dans le frigidaire, ou à moins vingt degrés dans le congélateur. Elle alla rapidement chercher ses gants oubliés dans sa cabine pour ne pas se geler les doigts, les enfila et revint. Trier méthodiquement, se concentrer, étiqueter soigneusement, catégoriser et préparer les éléments recueillis pour le prochain shipping aux quatre coins du monde pour des analyses poussées qui demanderaient parfois plusieurs années de recherches à des équipes internationales. Enfin, elle put souffler, s’octroyer une pause, s’accorder un instant de décontraction.
Seule dans le laboratoire, elle s’assit sur un tabouret et se saisit du microscope Curiosity. Parmi les rares échantillons qu’elle avait conservés pour qu’ils soient observés sur le bateau, Ollanta prit l’équivalent d’une demi-cuillère à café qu’elle déposa sur une lamelle pour en découvrir le contenu. Inertes, de nombreux organismes avaient malheureusement déjà péri, surtout des diatomées. Sur le moment, la jeune femme s’interrogea : comment de si petits êtres pouvaient-ils à eux seuls générer plus de cinquante pour cent de l’oxygène produit chaque année sur la planète ? En zoomant, elle reconnut pour la première fois les signes caractéristiques de la présence de micro-plastiques, une excellente nouvelle pour ses recherches, un sérieux problème à gérer maintenant et surtout à l’avenir dans cette zone du Pacifique au large du Chili. Toute son attention mobilisée sur les restes de polyéthylène, elle faillit ignorer le superbe radiolaire qui flottait à côté. Elle identifia immédiatement le squelette en silice construit selon un plan architectural bien défini, géométrique et sphérique, avec des épines qui rayonnaient tout autour. Cela ne faisait aucun doute, elle se trouvait en présence d’un superbe spécimen de la famille des héliosphères.
Lorsque à l’aide de la languette de réglage elle affina son observation, Ollanta s’extasia davantage devant la fine peau de dentelles organiques, mais une anomalie lui apparut tout de suite. Le voile délicatement répandu tout autour des piquants n’était pas du tout immaculé, il s’était teinté d’une étrange couleur brune et semblait en faible ébullition, comme si une réaction biochimique s’opérait sur le corps mou du plancton. D’abord incrédule, elle ouvrit de grands yeux et hésita à se prononcer sur ce qui se réalisait sous l’objectif du microscope. Elle s’écarta quelques secondes, réfléchit, puis se concentra de nouveau. Son pouls s’accéléra, quelque chose d’improbable se passait. Elle ajusta la vis micrométrique pour examiner son objet d’étude de manière encore plus précise : des détails sans équivoque apparurent. Dès l’instant où, dans la matière brune en mouvement, elle reconnut la membrane d’une zooxanthelle, Ollanta écarta ses dernières hésitations quant à la véritable nature du phénomène qui se déroulait sous ses yeux. Avec un mélange d’étonnement et d’immense joie, la jeune femme comprit qu’elle était en train d’assister au processus de symbiose planctonique entre un individu appartenant au phytoplancton et un autre issu d’une population de zooplancton, un événement très rarement observé par les scientifiques.
Sur le moment, ce n’était plus l’ingénieure qui appréhendait un objet avec une approche scientifique : l’être vivant mi-animal, mi-végétal avec lequel elle venait d’entrer en contact avait pris une autre dimension. Il suscitait en elle une très vive émotion, mais c’était aussi son corps qui se découvrait sensible, réceptif à celles qui s’unissaient sous la lamelle de verre. Le cœur d’Ollanta fondait devant cette magie d’Héliosphéra et de Xanthelle, elle les trouva belles et, de les regarder ainsi, elle ressentait une série de picotements sur les avant-bras, dans le ventre, et des décharges d’adrénaline dans la poitrine. Personne au monde n’avait pu jusqu’à présent expliquer clairement les ressorts d’une telle osmose. De se trouver là, en face d’un des mystères encore incompris du vivant, bouleversait Ollanta d’une manière totalement inédite, une expérience unique. Elle s’écarta de nouveau du microscope, tenta de rassembler ses idées en se frottant les yeux ; elle pensa à appeler Marta, Raul ou Pep, l’ensemble de l’équipe, les marins aussi, que tous puissent assister en direct à l’incroyable mutation simultanée de deux êtres en pleine fusion. Mais sa fascination se montra plus forte, l’individu microscopique réclamait son attention, la jeune femme se dépêcha de retrouver le plancton qui la captivait. Elle replaça son œil derrière l’oculaire, négligea les morceaux de plastique et chercha en déplaçant fébrilement la lamelle sous l’objectif du microscope. Devant l’hécatombe d’organismes morts autour d’Héliosphéra et de Xanthelle, Ollanta eut soudain un mouvement de recul. Horrifiée, elle plaqua ses deux mains devant sa bouche grande ouverte.
Le processus de symbiose s’enrayait. Les tons dorés de Xanthelle pâlissaient, elle avait cessé de s’enrouler autour du corps d’Héliosphéra et commençait à se décoller de sa surface souple. Les piquants mollissaient comme si leur base faiblissait, la greffe ne prenait plus. Sous la lamelle de verre, Ollanta remarqua que l’aspect des deux organismes avait terni, ils se distançaient. Elle s’en voulut de ne pas avoir saisi l’évidence plus tôt : ils agonisaient. Alors qu’Ollanta s’extasiait des traits particulièrement gracieux de leurs morphologies et du caractère extraordinaire de leur fusion, la micro-algue et l’animal microscopique semblaient lutter avec l’énergie du désespoir. Aveuglée par son enthousiasme, la jeune femme prit conscience qu’elles les avaient relégués au rang d’objets mis à la discrétion de la science, en partant du principe que sa curiosité et sa soif de connaissances lui donnaient le droit de disposer à sa convenance d’êtres vivants, pourtant en danger de mort sous l’objectif de son microscope, au mépris des efforts qu’Héliosphéra et Xanthelle avaient fournis pour se rencontrer et commencer à s’unir. Un sentiment de honte submergea la jeune femme, elle qui depuis toujours ambitionnait de tisser un lien empreint de respect avec toutes les composantes de la nature, même avec les plus petites, invisibles à l’œil nu. Derrière le phénomène qu’Ollanta qualifiait d’unique, se concrétisait un puissant élan nécessaire à la survie d’Héliosphéra et de Xanthelle, or la scientifique l’entravait peut-être de manière irréversible.
Réagir vite, pensa-t-elle pour corriger son erreur, plus une seconde à perdre. Elle les récupéra dans une pipette et les plongea dans le reste de l’échantillon. Oubliant de revêtir son gilet de sauvetage, elle sortit du laboratoire, bouscula Marta en se pressant dans l’escalier, et n’entendit même pas les remontrances du second capitaine qui lui rappelait les règles de sécurité. La jeune femme se dépêcha de rejoindre le pont, fonça à la proue et rendit Héliosphéra et Xanthelle à la surface de l’océan Pacifique, leur milieu naturel. Dans la précipitation, elle avait complètement négligé la présence des micro-particules de plastique qu’elle venait de découvrir. Une infime partie du ballon rouge offert à un petit enfant il y avait bien longtemps de cela dans une vallée des Alpes françaises fut de nouveau déversée dans l’océan. Méconnaissable, le polyéthylène avait encore changé de nature en rapetissant, mais demeurait bien présent. Pour l’heure, des larmes perlaient des yeux humides d’Ollanta, appuyée à l’avant de la goélette, elle priait pour qu’Héliosphéra et Xanthelle aient résisté à leur séjour forcé sur Tara.
En cette fin d’après-midi, le brouillard s’installait en même temps que le soleil déclinait, le crépuscule qui se profilait promettait d’offrir un spectacle aux couleurs très particulières. Les deux mains accrochées à la rambarde, Ollanta rêvassait. La confusion dans son cerveau, le cœur chamboulé, des sentiments partagés lui donnaient du vague à l’âme. Mélancoliques, ses pensées oscillaient entre l’espoir que se prolonge la vie de celles qu’elle espérait avoir sauvées in extremis, et des sensations étranges aux contours encore flous qui la laissaient perplexe. Malgré la culpabilité qu’elle ressentait, l’image exceptionnelle des deux êtres en train de se fondre l’un dans l’autre s’était gravée dans sa mémoire et continuait à l’émerveiller. Sans pouvoir l’expliquer, Ollanta était persuadée que l’être hybride sous la lentille de son matériel high-tech avait su inventer les ressources pour entrer en communication avec elle. Des idées fantasques la taraudaient, elle s’interrogeait sur la nature de ce qui l’avait si intimement liée à ces organismes microscopiques. Suffisait-il, comme elle l’avait appris durant ses études, que le fœtus humain, à une certaine étape de sa gestation, possède cette proximité avec le monde aquatique sous la forme de vestiges de fentes branchiales pour qu’elle ait pu éprouver cet élan sensible, surprenant, qui l’avait rapprochée du plancton, ou s’agissait-il d’autre chose ? Elle supposa que sa présence sur Tara lui permettait peut-être de vivre plus intensément cette empathie envers les populations marines et leur univers aquatique qu’elle cultivait depuis plusieurs années. Ollanta sourit en se rappelant qu’enfant, elle n’avait jamais cru en l’existence de monstres qui peuplaient les mers. Depuis qu’elle s’intéressait aux peuples du plancton, elle s’était attachée à leur délicatesse, à une sorte de sérénité qui, du reste, la séduisait davantage que l’agitation du monde terrestre.
Ollanta restait sans réponse. L’expérience sensible, presque affective, avec le plancton l’avait étourdie, touchée. Sur le moment elle se trouva un peu naïve ou légèrement folle, elle esquissa un sourire gêné, secoua un peu la tête et passa doucement sa main sur son front et sur toute la longueur de ses cheveux noirs, comme pour se ressaisir. Songeuse, elle leva les yeux au ciel, dans lequel une lune pleine brillait. Elle contempla l’astre zébré de rayons argentés luisant dans la nuit légèrement brumeuse, inspira profondément et remplit ses poumons de la fraîcheur du grand large. D’expérience humaine au contact des scientifiques et des marins, d’ivresse de la navigation et d’immersion dans la science en action, son périple sur la goélette venait de se transformer en un déroutant voyage émotionnel. Un peu plus tard, lorsqu’elle aperçut les premières étoiles derrière le voile de brouillard, leur lumière captiva longtemps son regard. Un court instant elle se figura être devenue un trait d’union entre la voûte céleste et les contrées abyssales, elle pinça les lèvres, ferma les yeux et baissa la tête.
Longtemps la mémoire d’Ollanta conserverait l’épisode singulier de cette rencontre, comme un trouble, une sensation ambiguë et de nombreuses questions sans issue précise, tant Héliosphéra et Xanthelle avaient réveillé en elle des ressources dont elle ignorait l’existence un peu plus tôt. La seule chose dont elle se sentait à peu près certaine était que plus jamais des individus planctoniques ne lui apparaîtraient uniquement sous les traits d’organismes rudimentaires ou d’objets d’étude. Chacun d’eux contenait à lui seul toute la magie et tout le mystère du vivant. À ce titre, tous méritaient d’être considérés avec tendresse et respect. En Ollanta s’éveillait la conscience que ses seules compétences scientifiques ne lui permettraient jamais de saisir la multiplicité de leurs facettes et l’étendue de leur complexité.
Enfin, elle eut une pensée pour les micro-plastiques qu’elle avait identifiés sous le microscope, elle hocha la tête et baissa les yeux en s’apercevant que, dans la précipitation, elle avait négligé de le maintenir hors de l’océan…