De forts vents d’est se levèrent, soufflèrent au-dessus du canyon de Nugurue et, en poussant les eaux de surface du Pacifique vers le large, libérèrent un espace pour les couches froides et denses des profondeurs. Les masses liquides riches en nutriments se mirent en mouvement pour rejoindre les parties supérieures de l’océan. La lame de fond s’épaissit, elle grandit jusqu’à atteindre les zones situées à près de cinq cents mètres à l’intérieur de la colonne d’eau. Une dynamique inverse anima les abysses où Héliosphéra s’enfonçait désespérément en direction du plancher de l’immense ravin. Puissante et large, la vague sous-marine l’emporta, elle et des centaines de millions d’organismes, vivants ou en décomposition, ainsi qu’un ensemble de minéraux essentiels à la survie du plancton, des poissons et des grands mammifères. La remontée d’eau qui s’amorçait annonçait un extraordinaire apport de nourriture à l’ensemble de la chaîne alimentaire.

Prise dans le tourbillon ascendant, Héliosphéra montait désormais vers la lumière, là où ses chances de rester en vie augmentaient. Mais, seule, sans le secours d’un partenaire, elle était condamnée à dépérir puis à s’éteindre à jamais. Isolée, elle ne disposait plus que de quelques heures ; or, elle était très affaiblie. La dame aux dentelles organiques essayait de puiser en elle les ultimes ressources nécessaires à l’accomplissement d’une fusion salvatrice. Seulement, la probabilité de trouver l’algue microscopique qui lui conviendrait dans l’immensité bleue se réduisait considérablement. Tout autour d’elle, le krill et d’autres prédateurs minuscules dévoraient des plantes microscopiques avant d’être eux-mêmes ingurgités par des poissons ou avalés par des baleines. Des dauphins affamés entraient dans la mêlée et, pour chasser, fonçaient au cœur de bancs de maquereaux, bousculaient leur organisation pour isoler et dévorer leurs proies.

Dans le chaos de la jungle aquatique, Xanthelle, en mouvement perpétuel sous l’action de ses flagelles, errait çà et là parmi la flore luxuriante, toujours en quête de la dame aux dentelles organiques. Même si l’afflux massif de plantes, d’animaux et de cadavres en provenance des profondeurs l’exposait davantage à d’éventuels assaillants, cela augmentait aussi ses chances de rencontrer l’élue. Elle n’arrêtait pas ses va-et-vient frénétiques. Sa détermination demeurait sans faille, puisque aucune menace n’égalait le risque d’être condamnée à endurer une vie amputée de l’aventure exceptionnelle que promettait une existence auprès d’Héliosphéra. Elle n’abandonnait pas. Xanthelle était habitée par une extraordinaire intuition à la recherche d’un mieux-être, à deux, ensemble, prête à s’organiser et à s’armer plus efficacement face aux périls du monde extérieur. Décidée à porter secours, prête à créer un élan commun pour parer aux dangers ou pour survivre aux pénuries. Rien n’aurait pu résister à la puissance de l’énergie qui la conduisait à choisir un seul partenaire parmi la multitude d’individus qui composaient le peuple des héliosphères, celui dont l’essence serait en adéquation avec ses attentes.

Son corps se mit à produire un pigment brun de nature à induire d’éventuels prédateurs en erreur, une manière aussi de signaler sa présence. La micro-algue remontait toujours plus vers la surface, par à-coups, elle accéléra, créa d’imperceptibles remous autour d’elle et provoqua l’éclosion d’une légère impulsion, un début d’onde, un tremblement qui se diffusait dans l’eau. L’embryon de courant chargé des matières colorées qu’elle avait répandues se propagea dans l’océan en portant un signal clair à qui saurait l’interpréter, puis Xanthelle se figea et attendit un long moment. L’onde légèrement teintée de brun se dispersa de façon très aléatoire dans l’océan, au gré du courant contrarié par les remous causés par les assauts rapides des prédateurs et par les tentatives de fuite, souvent désespérées, de leurs proies. Tous se montrèrent indifférents aux informations chimiques envoyées par Xanthelle – aucune réaction. Mais lorsqu’elles effleurèrent la fébrile Héliosphéra, fraîchement arrivée près de la surface du Pacifique, le message contenu dans le pigment diffusé par la micro-algue produisit un effet immédiat. Celle qui agonisait et risquait une fois encore de couler à pic, tant elle peinait de plus en plus à se maintenir à flot, fut sensible aux substances sécrétées par Xanthelle. En l’espace de quelques secondes, Héliosphéra, revigorée, retrouva l’allant nécessaire à sa survie. Ses dentelles s’illuminèrent légèrement d’un éclat argenté, les piquants rayonnant autour de son corps se dressèrent.

Deux entités diamétralement différentes se cherchaient, près de se trouver, elles allaient tendre vers un même but qui profiterait à chacune. Une forme d’assistance équitable qui emmènerait les amantes sur un chemin commun. Elles s’échangeraient des faveurs, pour la satiété en partage. Dans leurs actes futurs, chacune favoriserait, privilégierait essentiellement ce qu’il y aurait de bénéfique pour soi et pour l’autre. Intriguées toutes les deux, encore indécises, un lien se tissait pourtant. Xanthelle réagit la première, elle tourbillonnait, se mit en mouvement en esquissant un large arc de cercle autour d’Héliosphéra qui l’attirait à distance. Alertée par la présence au loin de Xanthelle au sein de la multitude d’organismes qui se bousculaient partout autour d’elle, Héliosphéra avait commencé elle aussi à tourner sur elle-même.

Dans la lumière troublée d’orange et d’ombre de l’après-midi au large du Chili débuta l’étrange ballet nuptial des abysses. Dissimulés dans le clair-obscur de la partie supérieure de la colonne d’eau, deux organismes invisibles à l’œil nu reproduisaient les gestes immuables de l’amour aquatique. Xanthelle, la dynamique, intensifia ses déplacements à la manière d’une toupie désaxée, frénétique, en cercles concentriques qui se resserraient de plus en plus, entraînant la fragile Héliosphéra dans son sillage. Une valse liquide sur un rythme soutenu au cœur de l’océan, une attirance mutuelle ponctuée de soubresauts. Les amantes, filles aux corps mous des fonds marins, se séduisaient au sein d’un halo incandescent. La membrane extérieure de l’algue se para subitement d’une aura vive d’un jaune presque fluorescent, intensifiée par l’énergie d’un désir ancestral et sauvage. Elle se rapprochait toujours plus près d’Héliosphéra qui brillait elle aussi, revitalisée qu’elle était par la force de s’abandonner à l’union à venir, à l’avènement d’un nouveau commencement, à la magie de se fondre dans l’autre et, ainsi, de se régénérer.

Ses dentelles s’épaissirent subitement, elles scintillèrent comme un appel puis se dilatèrent, enfin elles s’écartèrent lorsque Xanthelle les effleura, au prélude de leur union charnelle. La micro-algue sphérique se positionna au-dessus d’Héliosphéra, esquissant de légers mouvements du bas vers le haut, puis elle se posa délicatement sur sa partenaire en se laissant transpercer par les piques hérissées. Les trois couches de membranes externes de la plante s’ouvrirent le temps de laisser passer les excroissances siliceuses, avant de se répandre sur toute la surface d’Héliosphéra et d’entamer leur processus de fusion avec les dentelles organiques. Deux corps mous en ébullition qui frétillaient encore de manière désordonnée, en quête d’un rythme harmonieux. Elles s’étaient enfin rencontrées ! Restait à Xanthelle et à Héliosphéra à inventer sur le moment une alchimie de gestes coordonnés, une chorégraphie commune pour parfaire leur union.

Mais leur univers s’obscurcit subitement, au-dessus d’elles s’étira une longue bande de ténèbres en mouvement, la coque métallique d’un bateau où s’étaient accrochés des algues et des coquillages. Les rais de lumière autour d’Héliosphéra et de Xanthelle disparurent alors que leur enlacement venait à peine de commencer. Leur monde sombra brutalement dans le noir complet, il devint une prison d’une dizaine de centimètres cubes entourée par les parois lisses d’une matière inerte et inconnue. Elles étaient chahutées dans un espace dénué de tout courant mais néanmoins plus instable encore qu’une tempête tropicale, une anomalie, un danger qui ralentissait l’ébauche de leur symbiose. Arrivèrent alors des soubresauts encore plus violents, puis un semblant de calme dans une nuit sans étoiles durant de longues minutes. L’eau dans laquelle elles baignaient refroidissait rapidement vers des températures qui pouvaient leur être fatales. Avant qu’il ne soit trop tard, elles furent arrachées de leur enclos de plastique et exposées ensemble à une lumière blanche, aveuglante. Enfin, une paroi transparente s’abattit sur elles, l’air se raréfiait, une dizaine d’organismes séquestrés avec elles périssaient déjà à leurs côtés. Sous l’étau d’une lamelle de verre qui les écrasait, Xanthelle et Héliosphéra suffoquaient.

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