Une décennie complète s’était écoulée lorsque des morceaux, invisibles à l’œil nu, de ce qui avait été un petit ballon rouge offert à un enfant dans une vallée des Alpes françaises, atteignirent l’entrée des canaux de Patagonie qui s’étendent entre Ushuaia et Puerto Montt. Darwin et d’autres aventuriers européens qui avaient parcouru cet étonnant territoire du bout de la terre l’avaient élevé au rang de région parmi les plus belles du monde, avec ses rivières gelées et le majestueux paysage montagneux de la fin de la cordillère des Andes. Un espace ciselé de reliefs escarpés recouverts de verdure au milieu d’un dédale de bras de mer et d’innombrables culs-de-sac marins. Une nature puissante et sauvage.
Au contact de cet univers très faiblement peuplé d’humains, où les rares marins de passage pouvaient encore trouver une eau douce potable, certains bouts de plastique s’échouèrent et s’enfouirent dans le sable blanc au fond de fjords d’un attrait exceptionnel. Ils se mêlèrent aux fleuves de glace millénaires qui coulaient et se noyaient directement dans l’océan, au milieu des colonies de manchots. Ils s’insérèrent dans les éclaboussures d’eau projetées par les jeux des dauphins, entrèrent dans la gueule des baleines franches et des rorquals qui nageaient entre les blocs de glace et se croisaient dans l’eau limpide aux reflets verts. Ils se collèrent aussi aux mains des anciens pêcheurs d’araignées de mer géantes qui s’étaient reconvertis dans la culture d’algues… permettant de concevoir un type de plastique plus rentable.
Des siècles après Magellan, les déchets plastique issus de l’industrie pétrochimique empruntaient le chemin qu’il aurait suivi à l’assaut du territoire des flamants du Chili et des caracaras huppés. Un pays qui abritait une multitude d’autres oiseaux comme le condor andin, qui planait majestueusement dans le ciel nuageux à la manière d’une sentinelle des airs, ou encore les cormorans impériaux, qui résistaient aux vigoureuses bourrasques de vents brouillées de crachin et de bruine. Une contrée que les marins venus d’Europe baptisèrent Terre de Feu, parce que, jadis, les habitants y séchaient la tourbe pour en faire du feu, qu’ils entretenaient en le transportant sur des canoës. Les explorateurs qui observaient ce spectacle de nuit avaient l’impression que la terre s’enflammait et brûlait de mille feux.
Le plastique, enfant de la modernité, polluait et arrivait là où d’anciens peuples qualifiés de primitifs avaient disparu depuis longtemps. Les autochtones avaient été exterminés, massacrés par les colons ou décimés par les maladies importées d’Europe. Des femmes, des hommes et des enfants pour qui l’arrivée de la “civilisation” n’avait apporté ni prospérité, ni richesse, ni confort, mais avait été synonyme de mort et de disparition. À part de lointains souvenirs, comme des tas de coquilles de moules qui témoignaient des restes de leurs repas, presque rien n’avait conservé la trace des populations selknam au sud et kawésqar plus au nord, qui occupaient autrefois les nombreux îlots de la Terre de Feu. Fantômes d’habitants d’époques aujourd’hui oubliées à qui l’on avait reproché de préférer vivre nus, alors que c’était de cette manière qu’ils avaient su s’adapter à leur environnement puisque, depuis toujours, les contrées qui les abritaient subissaient de fortes pluies incessantes qui ne permettaient pas de sécher les vêtements. Constamment à bord de leurs canoës, ils se protégeaient du vent avec de simples peaux de bêtes, et leurs filles s’enduisaient de graisse de phoque pour se prémunir du froid lorsqu’elles plongeaient pour ramasser de grosses moules, aujourd’hui infectées par la marée rouge et impropres à la consommation à cause d’une explosion de plancton nocif. Sans doute une conséquence des activités humaines implantées plus au nord, près de l’île de Chiloé, là où pullulaient les parasites parce que les déchets des fermes à poissons, les pesticides et les antibiotiques y étaient répandus sans égard pour l’océan.
Peu après le passage de la goélette Tara en provenance de l’Atlantique, une partie des micro-plastiques issus du ballon rouge quitta les bordures des glaciers et longea les côtes du Chili jusqu’aux alentours de la baie de Concepción.