Les Mapuches, les gens de la terre : ainsi se nommaient les autochtones qui, depuis toujours, habitaient le Sud du Chili sur le territoire ayant pour frontière naturelle septentrionale le río Biobío. Selon eux, les cieux étaient source de rêverie, ils croyaient qu’au début du monde, dans les hauteurs de l’univers, existait un être suprême, unique créateur, jadis accompagné d’autres dieux. À l’aube des temps, il transforma ces divinités subalternes en deux serpents, un de la terre, Ten Ten, un de la mer, Kay Kay. Depuis, ces deux-là ne cessaient de se jalouser. Leurs violentes querelles engendraient des séismes, des tsunamis et toutes sortes d’autres cataclysmes. Au supplice, martyrisés ou protégés tantôt par l’un, tantôt par l’autre, les êtres humains étaient condamnés à fuir constamment pour échapper aux désastres. Lorsque les Andes furent créées par Ten Ten pour les préserver des inondations, les Mapuches s’y réfugièrent, mais Kay Kay, furieux et capricieux, entra dans une rage folle, remplit l’océan et lui donna la force nécessaire pour remonter les flancs des montagnes et engloutir hommes, femmes et enfants. Une fois le serpent de mer apaisé, les rescapés qui avaient fui dans les hauteurs acceptèrent de redescendre et subirent peu après le courroux de Ten Ten qui avait enfanté des volcans. Pour les Mapuches, les deux forces, terre et mer, étaient des sœurs en opposition perpétuelle, instigatrices du conflit à l’origine de l’existence de leur peuple sur le fil instable d’un équilibre précaire. D’aussi loin que leur légende fondatrice faisait remonter leur origine, les Mapuches savaient leur survie aléatoire, dépendante de la versatilité des éléments naturels imposants qui encerclaient leur pays, cette étroite bande de terre habitable coincée entre le Pacifique à l’ouest et les élévations accidentées, infranchissables qui, à l’est, barraient complètement l’horizon.

Voilà, à quelques détails près, l’essentiel de ce qu’avait retenu Ollanta de la légende que lui racontait son père lorsqu’elle était enfant pour lui expliquer la genèse de leur peuple et celle du Chili. Plus tard, durant ses études, elle avait été impressionnée de constater que, ne possédant pourtant aucun outil de mesure sophistiqué, ses ancêtres avaient réussi à saisir la complexité de la situation géographique de leur cadre de vie. Aujourd’hui comme hier, la cordillère jouait son rôle de régulateur en s’opposant, telle une barrière, aux alizés qui naissaient au-dessus de l’Atlantique et empêchait les bourrasques qui soufflaient de l’intérieur de balayer le nord et le centre du pays. Les météorologues d’aujourd’hui appelaient El Niño le phénomène qui, même s’il recouvrait exceptionnellement le désert d’Atacama de jolies fleurs mauves, était surtout connu pour être à l’origine de récurrentes perturbations. Les vents soufflant entre l’Australie et l’Amérique du Sud se déséquilibraient : soit ils baissaient fortement d’intensité, soit ils s’amplifiaient de manière démesurée. Dans un cas ils amenaient davantage de pluie, ce qui provoquait des inondations ou des glissements de terrain, dans l’autre ils asséchaient la terre, détruisaient les récoltes, déclenchaient parfois d’énormes feux et anéantissaient de vastes étendues de forêts.

Ollanta éprouvait une certaine fierté en pensant que ses ancêtres n’avaient pas attendu l’arrivée de la technologie de pointe des Européens pour comprendre leur espace. Les Mapuches, contrairement aux nouveaux arrivants, n’avaient jamais eu l’ambition de contrôler leur environnement, ils ignoraient la prétention de le modifier en le surexploitant sans limite. Pour la jeune femme, tous gagneraient à s’inspirer de cette humilité. L’humanité dépendait de plus en plus de l’océan pour vivre ; alors, avec ses importantes réserves de poissons qui représentaient vingt pour cent de la pêche mondiale, le Chili contribuait à offrir au monde sa sécurité alimentaire. Or, au grand regret d’Ollanta, les activités industrielles s’y multipliaient, la Patagonie connaissait une expansion fulgurante de l’élevage intensif du saumon, avec son lot de pesticides, de parasites et d’antibiotiques déversés directement dans l’océan. Partout l’on constatait la prolifération de mauvais plancton, d’une espèce très particulière de la famille des dinoflagellés responsable de marées rouges toxiques, qui apportaient la mort massive et augmentaient la présence excessive de matières organiques à la surface de l’océan. L’écosystème saturait, finissait par suffoquer et favorisait l’extension de zones sans oxygène inhospitalières à toutes les formes de vie sous-marine – une catastrophe. Au Chili, les scientifiques estimaient que ces zones s’étiraient de Concepción, au sud, jusqu’à l’équateur, soit sur une bonne partie de la côte pacifique de l’Amérique du Sud.

Si les Mapuches n’avaient jamais eu pour dessein de dompter la nature, se dit Ollanta, c’était qu’ils avaient sans doute préféré gérer les occasionnelles catastrophes naturelles plutôt que de risquer de provoquer l’asphyxie de l’ensemble de l’écosystème. Se garder avant tout des excès, recommandaient les ancêtres. L’essentiel résidait ensuite dans la capacité de la nature à rester un espace dynamique enclenchant du mouvement perpétuel, des échanges. Que l’eau des profondeurs, pauvre en oxygène, puisse remonter vers la surface et se ventiler. Que soient respectées les relations, houleuses mais propices à la vie, entre le volcan dans la montagne et l’eau froide venue de la mer, entre la pluie et la terre qui nourrissaient. Préserver le ventre des canyons et leurs mystères qui constituaient le dernier refuge des populations invisibles, des espèces uniques de mollusques ou de bactéries en danger. À l’aune de la gravité de la situation, Ollanta prenait très au sérieux le fait de contribuer à l’un des premiers diagnostics d’envergure réalisés dans cette partie du Pacifique. Pour elle, il s’agissait aussi d’affiner et de compléter le savoir légué par ses ancêtres. En plus de Nugurue, les échantillonnages s’effectueraient dans trois autres canyons du secteur, ceux de Valdivia, de Biobío et de San Antonio, tous creusés jadis par des rivières. Avec ses collègues de Tara, elle allait évaluer le taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, l’acidité de l’océan, l’état de la biodiversité, le pourcentage d’oxygène dans les différentes strates de la colonne d’eau, et enfin statuer là aussi sur la présence de plastique.

Il lui tardait de se forger une idée précise de l’état du Pacifique avant d’envisager et de mettre en place des mesures de nature à soutenir le Chili dans la préparation et la mise en œuvre d’un processus d’adaptation aux changements climatiques. Ollanta avait foi en la réussite d’une telle démarche, en revanche elle souhaitait de tout cœur que les femmes et les hommes du Chili et d’ailleurs acceptent non seulement de prendre conscience de l’importance des enjeux, mais aussi d’agir en changeant radicalement leurs comportements de façon durable. Et pourquoi ne pas s’inspirer de la sagesse ancestrale des Mapuches pour avancer vers un avenir plus apaisé envers la nature, afin qu’elle reste accueillante aux humains ?

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