Entre les deux échantillonnages de l’après-midi, alors que la goélette s’était arrêtée, Ollanta avait pris le temps de se prélasser une petite demi-heure sur le pont aux côtés de Raul, Pep et Alain. Lunettes noires sur le nez, elle profitait avec eux du soleil éclatant. Elle avait eu la chance d’apercevoir au loin un banc de dauphins dévier de sa route pour s’approcher de Tara. Elle les avait admirés tournant ensemble sur le fil lisse de l’eau, puis se rapprochant avec souplesse et élégance avant de plonger soudainement. Une tache poisseuse s’était ensuite formée sur l’océan, Raul crut y reconnaître des sardines en fuite, épargnées par les cétacés qui venaient d’assouvir leur faim. Mais c’était surtout le spectacle offert par une otarie curieuse qui sortait la tête de l’eau comme pour étudier la goélette qui avait captivé l’attention de tous. D’après Alain, il s’agissait d’une femelle, elle s’était mise à jouer avec une corde qui pendait en essayant de l’arracher, avant de se lasser et de s’en aller. Puis une petite embarcation de pêcheurs chiliens s’était avancée vers eux pour les saluer. Ne maîtrisant pas l’espagnol, Tom qui était allé à leur rencontre demanda à Pep de leur répondre. Intrigués d’abord par le pavillon français, les trois hommes qui voulaient simplement leur souhaiter la bienvenue furent enchantés d’entendre parler leur langue et remercièrent le capitaine lorsqu’ils apprirent l’objet de la mission de Tara et les avantages que leur pays pourrait en tirer. Ils décidèrent d’offrir un magnifique poulpe qu’ils venaient de capturer. Solenn le prit en écoutant religieusement les conseils de cuisson que lui donnèrent les Chiliens avant de rebrousser chemin.
Le soir venu, le regard perdu parmi les innombrables points lumineux qui commençaient à scintiller sur le voile d’obscurité de la nuit, Ollanta ne pouvait s’empêcher de penser à la multitude de femmes et d’hommes qui s’étaient émerveillés autant qu’elle devant la majesté d’un tel décor. Combien d’âmes et de cœurs touchés au plus profond par ces corps célestes qui brillaient encore, bien qu’ils aient disparu depuis des temps qui défiaient la raison ? Ils avaient guidé les hommes du passé, ils illuminaient, émerveillaient encore les humains d’aujourd’hui et scintilleraient probablement encore au-dessus des générations à venir. Ils intriguaient Ollanta, elle s’interrogeait, se demandait si la présence bien réelle de ces entités pourtant mortes ne nous invitait pas à reconsidérer les frontières entre la mort et le vivant, entre hier, aujourd’hui et demain. Mais, surtout, elle gardait en mémoire l’image des trois gaillards qui avaient gentiment offert une partie du fruit de leur pénible labeur. Des hommes qui les avaient abordés par pure courtoisie et bienveillance, un quinquagénaire et deux jeunes adultes aux mains calleuses, aux visages creusés, aux pommettes hautes sous leurs yeux en amande, presque bridés, et à la peau très mate, tannée par le soleil.
Dès qu’elle avait pris connaissance du trajet que lui proposait la Fondation Tara Océan pour sa participation à la mission Microbiomes, Ollanta avait compris qu’elle allait parcourir une partie du périple du Beagle, le navire anglais sur lequel avait embarqué Charles Darwin à la fin de l’année 1831. Elle s’était alors empressée de lire les carnets de voyage du Britannique. Depuis des générations, la rumeur courait dans la famille chilienne de son père qu’elle comptait parmi ses lointains ancêtres Jemmy Button, un autochtone acheté en 1830 par FitzRoy, le capitaine du Beagle, pour le prix d’un bouton de nacre. Dans les pêcheurs croisés dans l’après-midi, Ollanta avait trouvé une troublante ressemblance avec la description que le naturaliste anglais avait faite de l’adolescent. D’après Darwin, son prétendu aïeul avait fait partie d’un groupe composé d’autres indigènes capturés par l’équipage du Beagle et emmenés en Angleterre aux frais du capitaine. Jemmy y était resté un an pour recevoir une éducation fondée sur les principes de la religion chrétienne au mépris de sa propre spiritualité, afin qu’il incite plus tard les siens à accueillir amicalement les explorateurs et les soldats européens en escale sur la côte chilienne.
Le philanthrope FitzRoy avait tenu à ramener chez lui celui que Darwin décrivait comme un individu fort gai, d’un excellent caractère, qui riait presque toujours avec toutefois, de temps en temps et sans explication, de violents accès de colère. Le célèbre naturaliste n’hésitait pas à le considérer comme un enfant, le qualifiant de sauvage et le reléguant au même rang que les orangs-outans du zoo. La lecture de ces horreurs dans les Mémoires de Darwin avait laissé un goût amer dans la bouche d’Ollanta et engendré chez elle des sentiments de révolte et de colère, surtout à l’endroit où l’Anglais comparait les retrouvailles de Jemmy et de son frère avec celles d’un vieux cheval et d’un de ses compagnons dans un pré. Au souvenir de l’amabilité des pêcheurs et de leur geste d’une grande humanité, le cœur de la jeune femme se serra, elle ressentait une profonde tristesse pour leurs ascendants communs victimes de tant d’injustices. Sur la base d’informations visuelles interprétées à l’aune de préjugés, et aveuglé par la condescendance, le naturaliste avait en partie tiré des conclusions hâtives sans autre fondement que son arbitraire subjectivité.
Heureusement, soupira-t-elle, les temps avaient changé, la démarche scientifique aussi. Ollanta se sentait fière de participer, près de deux siècles après Darwin, à une mission fondée sur l’humilité, le principe d’égalité entre les humains et la fraternité avec l’ensemble du vivant. Sur Tara, les investigations s’articulaient autour de l’idée que, plus on avançait dans la connaissance, plus les points d’interrogation se multipliaient et moins l’on campait sur des certitudes. Ollanta se réjouit de se souvenir que FitzRoy avait été très affecté par la décision de Jemmy de rester parmi son peuple plutôt que d’accepter l’invitation insistante du capitaine qui le suppliait de retourner en Europe. Pour le consoler, son ami Darwin crut bon de rappeler que, pour lui, les hommes de cette partie extrême de l’Amérique du Sud étaient plus arriérés que partout ailleurs, puisque le principe de la propriété privée leur était inconnu et qu’ils refusaient l’idée de dominer les plus faibles et les animaux afin d’asseoir leur supériorité et d’accroître leur puissance.
Seule sur le pont de Tara et bercée par la magie des heures noires du Pacifique, l’ingénieure d’études se félicita, considérant qu’elle était une digne descendante de son ancêtre qui s’était détourné du confort et déterminé en faveur d’un monde plus juste et plus équitable. Ollanta se mit à son aise en penchant la tête vers l’arrière, dans cette position elle appréciait mieux la sensation de vertige alors que la goélette tanguait un peu. Elle goûta la légère brise qui enveloppait son corps et la rafraîchissait. La jeune femme se massa la nuque et la gorge, comme si elle voulait s’accorder au rythme des éléments, s’abreuver davantage du spectacle apaisant d’ombres et de lumières. En regardant longuement vers le haut, il lui sembla effectuer un saut dans le temps : les mêmes étoiles qui faisaient briller son regard et attisaient sa rêverie avaient orienté les humains dans l’obscurité des nuits du Pacifique durant des millénaires. Ses pensées retrouvèrent les habiles marins polynésiens qui, des siècles plus tôt, avaient sillonné cet océan à bord de leurs ingénieux voiliers. Pétris de spiritualité et de respect pour la grande eau, ils s’étaient alliés aux vents, initiés patiemment à la complexité des courants, puis familiarisés avec la science de la matière. Au terme de plusieurs siècles d’essais et d’erreurs, ils avaient finalement conçu de grandes embarcations dont la qualité et la robustesse rivalisaient avec les constructions les plus élaborées du XXIe siècle.
Ollanta regrettait que les compétences de ces femmes et de ces hommes qui avaient su déchiffrer la carte du ciel et s’adapter si parfaitement à la mer aient longtemps été sous-estimées, voire méprisées, leur savoir-faire dénigré puis précipité dans l’oubli. Pourtant, avec leurs bateaux rapides et élégants, ces intrépides pionniers des océans avaient sillonné les atolls du Pacifique durant des centaines d’années, s’immergeant à moitié nus dans les eaux turquoise de Polynésie pour la pêche ou la cueillette. Ollanta aurait adoré les accompagner lors de leurs plongées sous-marines, eux qui avaient goûté au bonheur de s’émerveiller du fantastique bouquet de couleurs qui ornait alors tous les massifs coralliens. Ces roches vivantes, formées d’organismes apparentés aux anémones et aux méduses, se paraient en ce temps-là de violet et de bleu, des poissons roses ou jaunes à rayures noires nageaient parmi la flore orange, parfois rouge. Depuis, les activités humaines avaient provoqué le réchauffement du climat, l’eau salée s’était acidifiée. Les scientifiques et les plaisanciers qui s’y aventuraient aujourd’hui devenaient témoins de l’agonie de ces archipels longtemps préservés. La virginité perdue des coraux malades nuisait gravement aux zooxanthelles qu’ils abritaient puisque, stressées par les changements dans leur environnement, nombre de micro-algues pâlissaient et périclitaient sous un linceul aux tons entre le gris clair et le blanc qui laissait apparaître le squelette immaculé des coraux. Les polypes sur lesquels elles s’étaient fixées finissaient par les chasser, sonnant ainsi le glas de collaborations ancestrales et harmonieuses. De leur éclat d’antan ne restait plus que le cercle vicieux de la pollution et de la désolation.
Ollanta avait toujours eu une grande estime pour les insulaires d’antan du Pacifique, des explorateurs curieux slalomant dans le dédale des îles paradisiaques qu’ils avaient eu l’intelligence de garder intactes au gré de leurs pérégrinations – une noble attention, jugea-t-elle. Une pratique plus excitante que la sienne qui consistait à observer l’océan en quête d’éventuelles concentrations de déchets plastique aux abords des côtes. Les intentions et les gestes d’aujourd’hui faisaient bien pâle figure devant ceux du passé. Pour Ollanta la modernité n’était pas forcément synonyme de progrès, en l’occurrence elle sonnait plutôt l’heure de mesurer l’étendue du désastre dont souffraient les océans : une catastrophe pour des millions d’Héliosphéra et de Xanthelle disséminées partout sur la planète.
La quiétude autour d’Ollanta, la brise automnale, légère et fraîche sur ses joues, contrastant avec la chaleur rassurante prodiguée par ses épais habits de quart lui procuraient une agréable impression d’engourdissement. Ollanta lâchait prise, elle s’abandonnait à des perceptions inédites, à de nouvelles réflexions. Son voyage venait à peine de commencer, mais déjà toutes les préoccupations de sa vie terrestre s’éloignaient. Elle oubliait ses rendez-vous avec son conseiller financier, les peines sentimentales de ses amis, les tracas du quotidien, les attentats, les faits divers, les cours de la Bourse, l’agitation du monde, tout cela n’avait plus d’importance. Son rythme de vie avait changé, il avait ralenti. Elle se permettait de rester des heures à simplement observer les rivages, l’eau, les étoiles qui perçaient le voile de la nuit océane. Ollanta se plaisait à attendre et à repérer la seconde où un bref reflet de lune se posait sur une vague, elle se vidait la tête, l’allégeait de toute pensée nauséabonde, se laissait bercer par le ronronnement du moteur et jubilait quand elle avait le loisir de se délecter de la musique du vent qui gonflait les voiles.
La qualité de l’accueil dont bénéficiait Ollanta sur Tara dépassait largement ses attentes. Très impressionnée par le professionnalisme de l’équipe internationale, où les échanges s’effectuaient en français bien sûr, mais aussi en espagnol ou en anglais avec ses collègues Marta, Raul et Pep, elle appréciait particulièrement leur bienveillance à son égard et leur disponibilité. Tous sans exception apportaient des réponses pertinentes à ses nombreuses questions, des éclairages précis, toujours empreints d’humilité et d’un strict respect de la rigueur scientifique. Elle était comblée, d’autant que, malgré son inexpérience, elle jouissait d’un libre accès à tous les appareils de mesure et d’analyse présents dans les deux laboratoires, même les plus sophistiqués. La jeune femme appréciait particulièrement celui à l’intérieur du bateau, là où, à travers la lunette du nouveau microscope nommé Curiosity – conçu exclusivement avec des matériaux recyclés – elle pouvait non seulement traquer la présence éventuelle de particules microscopiques de plastique, mais aussi observer et s’émerveiller, autrement que sur des photos, devant l’immense diversité morphologique des innombrables familles de plancton.
Avant les premiers échantillonnages de la journée, la pose des filets et l’immersion de la rosette, Ollanta se positionna à la proue de Tara. À sa demande, le capitaine avait accepté de lui attribuer le dernier quart de la nuit afin qu’elle puisse admirer les premiers instants du soleil levant. Mais ce furent d’abord, vers quatre heures du matin, les apparitions de Saturne et de Jupiter dans le firmament qui éblouirent la jeune femme. Puis, un peu plus tard, l’étendue bleu marine s’illumina d’un orange très discret à tribord. Enfin, l’éclat s’intensifia graduellement au point qu’Ollanta s’imagina distinguer, derrière ce qui ressemblait à un formidable incendie à fleur d’eau, l’émergence dans le lointain de tout un continent à l’écorce vermeille.
Elle rajusta son épaisse veste de quart pour se réchauffer et enfouit son cou entre ses épaules. Finalement, le jour s’éveilla pleinement sur le Pacifique qui s’agitait déjà depuis une dizaine de minutes, comme pour saluer le retour de l’aube. Se dévoila alors un sillon argenté de plusieurs kilomètres, les rayons de l’astre du matin brillèrent sur les profondes rides de l’océan et scintillèrent sur les parties métalliques des mâts. Trois otaries rieuses s’approchèrent du bateau en tapant des nageoires comme pour donner un spectacle de bienvenue à la goélette. Haut dans le ciel, des pélicans donnaient l’impression de calculer leur trajectoire avec infiniment de précision, avant de rabattre leurs ailes pour plonger rapidement dans l’eau comme des flèches et gober des maquereaux.
Le vent venu du sud caressa le visage d’Ollanta, seule à l’avant du bateau, le cœur léger, et humidifia ses yeux mi-clos. Elle enfonça ses mains dans ses poches et se pencha, le souffle fort l’assourdissait. La scientifique se détendit, elle en profita pour s’évader un instant. Secouée par la vigueur des vagues et par la fraîcheur des embruns sur son visage, elle n’essaya pas de résister, préféra laisser aller son corps à la course complexe de la goélette qui tanguait autant qu’elle roulait. Tantôt la proue fendait l’eau, projetant des masses liquides de plusieurs mètres dont les gouttes giclaient sur les lunettes solaires de la jeune femme, tantôt les flancs du voilier ondulaient, comme si la coque se balançait autour d’un axe fixe. Ollanta accompagnait les mouvements incessants du navire, elle appréciait de ballotter ainsi volontairement, toujours en équilibre précaire, souvent proche de la chute qu’elle évitait d’un habile coup de reins. Tout autour d’elle, jusqu’à l’horizon, l’écume sur la peau des vagues donnait à l’ingénieure l’impression de glisser sur l’épiderme d’un gigantesque animal ou sur l’écorce fluide d’une planète en révolution perpétuelle. Ollanta le savait, elle se trouvait au-dessus du poumon de la Terre qui fournissait au moins la moitié de l’oxygène nécessaire à toute vie sur la planète. Les yeux fermés, les paupières mouillées de larmes de joie et de sel déposé par les embruns, heureuse, elle s’imagina déambuler sur une rampe invisible qui l’aurait portée vers la multitude des êtres infiniment petits qui peuplaient les profondeurs. Des organismes dont elle était maintenant si proche physiquement. La nouveauté de cette proximité avec ces peuples aussi anciens que l’avènement de la vie sur Terre l’excitait, puisqu’ils étaient tapis là, juste en contrebas, à quelques mètres d’elle.
Depuis une dizaine d’années déjà, elle consacrait l’essentiel de son temps à l’observation et à l’étude de la myriade d’organismes à l’origine de toutes les espèces ayant existé depuis près de trois milliards d’années, dont l’homme. Ollanta venait d’ouvrir une parenthèse dans son parcours ; quelle joie pour elle d’avoir momentanément quitté son laboratoire et les spéculations de ses manuels universitaires pour se retrouver sur le pont de Tara en plein cœur du Pacifique. Elle entendait parfaire ses compétences théoriques relatives aux populations sous-marines grâce à des investigations empiriques et soumettre ses intuitions aux observations en milieu naturel – une incroyable opportunité.
Le second capitaine entama des manœuvres en cercle afin de sonder la profondeur de l’espace de prélèvement. L’exercice consistait surtout à identifier la zone du tombant qui plongeait en pente abrupte dans le canyon des profondeurs. Il s’arrêta au bout d’une demi-heure, le travail pouvait commencer. Ollanta était prête pour l’échantillonnage.