Marie profita d’un moment de répit entre deux échantillonnages pour inviter Ollanta à la suivre jusqu’à la proue. La correspondante de bord voulait faire son portrait, enregistrer ses premières impressions de navigation, l’interroger sur ses attentes et sur les motivations qui l’avaient conduite à embarquer sur la goélette. La caméra à la main, Marie se déplaça rapidement de bâbord à tribord, avec une souplesse qui étonna Ollanta. Après quelques hésitations, elle réussit à se positionner de manière que sa prise de vue ne soit pas gênée par les rayons du soleil qui perçaient les nuages. Elle parvint à trouver un angle qui lui permettait de cadrer au mieux la silhouette élancée qui se dessinait à merveille au premier plan du décor composé du gris de l’océan surplombé par une bande de ciel bleu dégagé, vers laquelle semblait plonger une vague de gros nuages cotonneux. Satisfaite de son visuel, elle commença ses tests audio. Or le vent soufflait assez fort, et il s’avéra que le bruit du moteur rendait impossible une prise de son de qualité. Marie dut se rendre à la timonerie pour demander à Tom s’il était possible de le couper le temps de l’interview.
Le capitaine accepta, la correspondante de bord retrouva Ollanta si timide face à la caméra qu’elle avait beaucoup pâli : l’idée de parler d’elle la gênait. Elle s’éclaircit la voix et commença par évoquer son adolescence, la période où, après avoir pris conscience des menaces qui pesaient sur la planète, elle avait fait le choix d’entrer en lutte et, depuis, se définissait fièrement comme écologiste activiste. La jeune femme se souvenait parfaitement de sa première expérience sur le terrain une dizaine d’années plus tôt. En compagnie d’autres bénévoles de l’association Planète Bleue, elle avait participé à une vaste campagne de sensibilisation au recyclage pour éviter les dégâts causés par les matières plastiques dans la magnifique vallée où coulait la Clarée, au cœur des Alpes.
Son attachement à l’environnement lui venait d’une enfance riche de l’omniprésence de la nature, des années paisibles passées en Provence dans la modeste maison familiale, une ancienne ferme plantée au pied du mont Ventoux. Elle vénérait cette terre caillouteuse et calcaire inondée de soleil qui avait imprimé à la fois de la rudesse dans son caractère sanguin, une tendance à l’émerveillement et un goût pour l’observation. Ses années pour obtenir le brevet de technicien supérieur de science de l’écologie – gestion et protection de la nature dans un établissement lyonnais lui avaient révélé l’étendue des dangers qui planaient sur l’environnement ; alors, une fois son diplôme en poche, pour mettre en pratique ce qu’elle avait appris, elle avait immédiatement rejoint cette association chargée de sensibiliser les plus jeunes au respect de la nature.
Elle se définissait comme une fille de la campagne, de la terre, précisa-t-elle avec un regard brillant d’orgueil et d’étincelles. À l’âge de onze ans elle était tombée amoureuse de l’océan, son exotisme à elle, après une inoubliable première expérience en mer lors de vacances en Bretagne sur l’île de Bréhat. Elle gardait en mémoire les heures passées sur la Manche, seule à bord d’un Optimist ou en équipage sur une caravelle, la brise fraîche, l’apprentissage du maniement des voiles, la découverte du grand large et les frissons sur la peau. Passer à l’action pour la nature et l’attrait du voyage sur les mers : c’est ce qui l’avait attirée dans les missions océanographiques de la goélette.
L’œil rivé à sa caméra, Marie lui fit signe de continuer sans la regarder. Il lui fallut quelques secondes pour rassembler ses idées, elle s’y reprit à trois fois avant de poursuivre. Elle adhérait totalement à l’ambition de Tara d’œuvrer au service de la planète en effectuant l’inventaire de l’univers aquatique, en récoltant des échantillons de vie marine, pour aujourd’hui et surtout pour les générations futures. Alors oui, elle avait voulu absolument participer à l’exploration de cet espace doté d’une formidable capacité d’adaptation, un monde dont on ne connaissait pas l’identité de quatre-vingt-dix-huit pour cent des habitants.
Ses arguments devinrent plus personnels lorsque lui revint le récit de la mythique dérive arctique. La fascination d’Ollanta pour Tara et pour ses expéditions autour du monde avait grandi tout au long des cinq cents jours durant lesquels la goélette était restée volontairement prisonnière des glaces de l’Arctique. Une aventure humaine et scientifique qui avait conduit à sonner l’alarme en prouvant que la banquise fondait beaucoup plus rapidement qu’on le supposait jusque-là. Elle n’avait que seize ans, en février 2007, lorsqu’elle s’était empressée de faire le voyage de sa Provence natale jusqu’à la rade de Lorient pour célébrer le retour de Tara au milieu d’une foule immense, émue et enthousiaste, venue de toute la France et même de l’étranger. Ollanta confia à la correspondante de bord que la veille, pendant le dîner, Philippe avait commencé à lui raconter en détail l’épopée fascinante. Il avait évoqué l’ivresse des constellations qui tournaient autour de l’Étoile polaire, la sensation d’extase lorsque, dans le froid intense sous les nuits de pleine lune, il tombait sous le charme mystérieux des aurores boréales.
Ollanta, un peu plus sûre d’elle, expliquait à Marie qu’elle rêvait de vivre ce genre d’expérience unique, rythmée par des échantillonnages physiquement difficiles malgré le confort à l’intérieur de Tara. L’adversité à laquelle les marins avaient été confrontés durant le premier hiver dans l’Arctique l’avait séduite. Le côté particulièrement pénible la motivait autant que les solutions à imaginer pour réparer les nombreuses avaries techniques qui précarisaient la situation. Elle aurait aussi aimé connaître le sentiment d’isolement qui pesait sur le mental, en plus de cette impression déstabilisante de sentir les tremblements dus à la pression constante exercée par la glace sur la coque. Et même si certains membres d’équipage avaient préféré tout arrêter après cette aventure, Ollanta souhaitait éprouver ce genre d’immersion de l’extrême dans un univers indompté. D’ailleurs, Philippe lui avait affirmé, le sourire aux lèvres, que les conditions auraient gagné à être encore plus rudes afin d’accentuer les interactions avec l’environnement. Ollanta admirait d’autant plus les scientifiques de l’extrême qu’ils bravaient le froid polaire jusqu’à quatre fois par semaine pour mesurer l’épaisseur de la glace alors que des ours blancs affamés rôdaient autour. La jeune femme partageait cette manière de contempler la nature, d’en faire pleinement partie, d’exister au cœur de l’élément naturel. L’absence de monotonie et le côté périlleux l’attiraient tout autant que l’immense challenge ou l’incertitude inhérente aux milieux sauvages qu’avaient expérimenté les équipes pendant une année et demie.
Pour rassurer Marie qui l’interrogeait sur les risques qu’elle était prête à courir, Ollanta rectifia son propos. Bien sûr, elle était sensible à cette envie de tester les limites de l’humain, d’évoluer pareille à un funambule constamment sur la corde raide parmi les mystères du monde sauvage, sans pour autant mettre sa vie ou celle d’autrui en danger. Mais, comme Philippe, elle aurait adoré plonger sous la glace à la sortie de l’hiver alors que rien n’avait pu se développer sous l’eau, s’éblouir des flots plus clairs encore que ceux qu’avait connus le marin en Polynésie. Lui qui pensait découvrir un univers monochrome s’était trouvé en présence d’une exceptionnelle architecture de glace illuminée de jeux de lumière éblouissants, bleus, jaunes ou verts, en fonction de la façon dont se reflétait la couche de neige au-dessus. L’ultime dépaysement, dit-elle à la correspondante de bord qui acquiesça, puisque ces constructions éphémères avaient disparu dès après l’ouverture de la glace et n’existeraient plus jamais sous la même forme. Ollanta rit en avouant qu’elle avait souvent rêvé de fragiles stalactites de sel de tailles diverses produites par la banquise pluriannuelle, un émerveillement que peu avaient eu le privilège d’observer.
Pour elle, cette expédition fondatrice dans l’histoire de Tara était devenue une référence. Depuis, la goélette incarnait le mélange parfait entre l’exploration, l’aventure et l’action concrète en vue d’œuvrer à un meilleur avenir pour la planète. Au gré des mots du plongeur, elle avait compris qu’il n’avait pas seulement rempli une tâche, il avait été habité par un sens plus profond, sans doute la fierté de contribuer aux efforts d’une science plus respectueuse de la nature, soucieuse de transmettre à tous. Pour conclure, elle répéta que la dérive arctique l’avait poussée à tout entreprendre pour réaliser à son tour le même type de mission. Elle marqua une courte pause, baissa un peu la voix pour se livrer davantage : en secret, elle avait l’ambition de vivre un jour une expédition océanographique en naviguant uniquement à la voile, sans une goutte de gasoil, à la manière de Darwin ou d’autres explorateurs, afin d’être en parfait accord avec ses idéaux et son envie de concourir à l’avènement d’une planète plus propre, en ne laissant aucune empreinte carbone. Marie lui fit un clin d’œil, dressa le pouce vers le haut et lui souffla un baiser de la paume de sa main.