Son pont hérissé de deux mâts, pris sous les embruns givrants des pôles ou suffocant sous les torpeurs tropicales pour répondre à l’appel du grand large et réaliser ses expéditions océaniques, Tara glissait sur sa coque bombée en déployant ses voiles, ses larges robes immaculées tendues par les vents. Elle suivait la ligne mouvante de l’eau en direction de l’horizon, tel un phare qui l’aspirait. Des nuits équatoriales torrides aux aubes pâles des mers froides, jamais elle ne perdait le cap. Qu’un alizé se lève ou que la banquise fonde, et même sous la pluie battante, la goélette voguait sur la houle qui ondulait, tantôt ronde, tantôt rude.
Il existait cet art de haute dévotion, de précision, vieux de plusieurs millénaires, qui demandait de l’abnégation, du courage et du respect pour les puissances de la nature : celui de naviguer. Défier les océans, dompter les caprices de leurs masses liquides et s’allier habilement aux aléas de la météo. Les marins d’hier comme ceux d’aujourd’hui, même les plus aguerris, éprouvaient une vénération absolue pour les trésors que recélait à leurs yeux le royaume de l’immensité bleue, inexplorée, et pour les secrets tapis partout dans l’abîme en dessous de leurs bateaux. Le canyon de Nugurue au large du Chili, au nord de Concepción, comptait jusqu’à six mille mètres de fond, un gouffre, beaucoup plus vertigineux qu’un mont Blanc renversé, un trésor de mystères à découvrir. À cet endroit, plus on descendait dans les tonalités grises ou vertes du Pacifique, plus l’écrasante quantité d’eau se densifiait. Autant la vie, telle que les scientifiques arrivaient à l’appréhender, foisonnait en surface, autant elle se tarissait à mesure que l’on s’enfonçait vers les abysses, dans la vallée encaissée creusée par un fleuve des millions d’années auparavant. Le lit du cours d’eau ancestral avait formé l’embryon d’une fosse, amorcé une plongée dans la démesure, un voyage vertical, un chemin d’un bleu qui virait graduellement au noir intense d’une nuit perpétuelle sans étoiles ni lune. Une chute qui faisait que l’on passait des bruits des hélices de bateaux, des ronronnements des moteurs à la mélancolie feutrée des cétacés qui communiquaient par infrasons, au silence énigmatique de l’univers des profondeurs. Des litres et des litres d’eau salée recouvraient les fonds inaccessibles aux humains, un univers souvent fantasmé que les plus savants des hommes supposaient obéir à des règles qui défiaient l’entendement… L’envers de la terre, presque une autre planète, là où un milliard d’années auparavant naquit le premier représentant du plancton, l’ancêtre commun des êtres humains et de toutes les espèces animales et végétales de la planète.
Dans l’océan vivaient encore de multiples déclinaisons de cet être premier, certains avec des corps transparents qui les rendaient invisibles, appliquant la stratégie qui consistait à disparaître pour exister. D’autres avaient développé la capacité d’émettre un flash lumineux pour éblouir leurs assaillants. Quelques-uns, à l’image d’Héliosphéra en danger durant sa chute libre en direction du fond du canyon, s’employaient à rendre leurs épines plus menaçantes ou à paraître subitement plus gros en produisant une sécrétion visqueuse qui gonflait au contact de l’eau. C’était ainsi que la dame aux dentelles organiques tentait désespérément d’échapper aux longs filaments, flasques et toxiques, d’un siphonophore géant. Heureusement, l’animal au corps gélatineux, capable de résister à la pression des grands fonds, ne chassait pas. Il était occupé à bourgeonner de nouveaux individus pour remplacer ses parties endommagées dans la pagaille de la migration. Il s’étalait en allongeant la colonie de multiples individus translucides reliés entre eux qui le composait. Sa forme s’apparentait alors à un lustre tenu par des lianes transparentes ornées de minuscules gouttes de verre, de petites méduses libérées en pleine eau : il était en train de se reproduire. Telle une poudre portée par le vent, les semences se posèrent mollement sur les deux flagelles d’un volvox qui bougeaient en mouvements parfaitement coordonnés pour faire avancer les milliers de cellules de cette micro-plante dont les enfants grandissaient à l’intérieur de leurs parents jusqu’à atteindre une certaine taille. Puis, elles sortaient de l’immense agrégat en tournant sur elles-mêmes avant de devenir indépendantes, de se multiplier et d’enfanter à leur tour. Héliosphéra flottait dans un univers chaotique aux formidables singularités, animé par une sorte d’ébriété généralisée, un monde de l’inattendu. Et, tout autour de ces organismes mobiles dispersés dans l’océan, la vie des premiers temps de la planète avait engendré un tapis d’une flore et d’une faune de toutes les couleurs, microscopiques ou à peine visibles, accrochées tout le long des parois du canyon.
L’océan offrait un cadre féerique, surtout dans le haut de la colonne d’eau. Là, tout paraissait doux, calme et lent, un monde magique baigné de lumière. Un espace où, gorgée d’eau et de dioxyde de carbone, Xanthelle s’était parée d’un vert et d’un brun éclatants. Hors de danger, elle se laissait dévier au ralenti par le courant. Près des gorgones fixées sur les roches en éventail multicolore, elle sécréta un pigment photosynthétique d’un jaune très vif, preuve que son unique cellule était en excellente santé. Prête à réaliser l’ambition de ne plus faire qu’un avec Héliosphéra dès qu’elle la trouverait, comme pour panser une blessure béante ou pour se guérir ensemble d’une imperfection originelle. Atteindre un aboutissement sans lequel leur vie ne mériterait pas d’être vécue.
Or Héliosphéra, perdue, tombait toujours en direction des endroits les plus désolés du précipice sous-marin, là où tout s’assombrissait en se teintant d’une couleur d’encre.