La journée d’Ollanta sur Tara débuta à cinq heures trente. Elle s’éveilla en sursaut pour éteindre la sonnerie du réveil de son portable. Ses yeux vitreux cherchaient à se repérer dans ce lieu encore inconnu, son crâne cogna contre le plafond de sa couchette, si bas qu’elle avait juste l’espace de s’élever en s’appuyant sur ses coudes. En dessous d’elle, Solenn soupira, murmura un reproche et s’emmitoufla sous sa couverture. Ollanta, la tête encore engourdie de sommeil après un maigre temps de repos, épuisée, s’efforça de s’extraire de la tiédeur de ses draps avec la plus grande discrétion. Elle fouilla l’obscurité du bout de ses orteils qu’elle posa sur le sol glacé tout en se tenant fermement à son lit pour assurer sa lente descente. Avec l’agitation de la mer ce matin-là, tout déplacement devenait aléatoire. N’osant pas allumer au risque de réveiller la cuisinière et la priver de sa dernière heure de repos, la jeune femme évoluait à l’aveugle. Par chance elle retrouva sa serviette dans le noir. Elle s’arrêta dans le couloir faiblement illuminé devant l’entrée de sa cabine et estima à environ un pas et demi la distance qui la séparait de l’une des deux salles de bains de la goélette. Elle essayait d’anticiper le mouvement du bateau et, alors qu’elle venait de se lancer, perdit l’équilibre et fut projetée dans la douche. Se voyant tout ébouriffée, se sentant ridicule et coupable d’avoir probablement réveillé tout l’équipage, son reflet dans le miroir la désespéra. Tout lui parut difficile. Verrouiller la porte alors que la cabine exiguë bougeait dans tous les sens, accrocher sa serviette sans qu’elle ne tombe sur le sol mouillé, enlever son pyjama, lui trouver une place au sec en haut à droite du robinet. Elle eut toutes les peines du monde à se tenir debout, renonça à se laver les cheveux, sortit à moitié dévêtue et le corps encore humide. De retour dans ses quartiers, elle arriva à retrouver son pull marin et sa veste de quart mais peina à s’habiller dans la pénombre, elle avait froid et envie de pleurer. Elle se souvint qu’il ne fallait en aucun cas oublier d’enfiler ses lourdes chaussures de sécurité par-dessus son pantalon. Une fois prête, elle inspira profondément, se saisit de l’incontournable veste de sauvetage orange à porter impérativement sur le pont lorsque la goélette était en mouvement, et s’engagea dans le minuscule couloir comme on allait au combat.
Dès les premiers pas, Ollanta dut plaquer fermement la paume de ses deux mains contre les murs pour accompagner chacun de ses pas mal assurés jusqu’à la salle commune, où se prenait le petit-déjeuner. Le bateau tanguait, un calvaire pour Ollanta qui n’avait pas encore le pied marin. Elle manquait de trébucher, glissait parfois, titubait, se rattrapait in extremis mais perdait encore plus l’équilibre. Sa tête cogna légèrement contre les murs à deux reprises. Elle franchit finalement les trois marches et s’installa auprès des cinq autres membres de l’équipe scientifique. L’arrivée d’Ollanta fut accueillie par un immense éclat de rire bienveillant. Tous avaient entendu les petits chocs de sa démarche hésitante et mesuré le temps interminable qu’elle avait mis pour ne pas tomber sur le trajet, dans la coursive d’à peine six mètres qui séparait sa cabine de la cuisine et du carré.
Gentiment moquée par ses collègues, Ollanta mangea dans la bonne humeur. Son abdomen ayant été chamboulé par les soubresauts chaotiques de Tara, elle craignait le retour du mal de mer et opta pour une légère collation qu’elle fit passer avec deux tasses de café chaud. Enfin, elle s’aventura sur le pont où les premiers éclats de l’aube s’invitaient dans le noir à l’horizon. De la rambarde, elle observa avec un petit pincement au cœur la terre plongée dans la bruine, parce que, de la ville de Concepción coincée entre les Andes et l’océan dont elle devinait à peine les faibles lueurs pâles, elle n’avait finalement vu que le port militaire…
Matin d’automne morose pour ses débuts, lumières ternes mais, en silence, Ollanta prit tout de même la peine de saluer l’océan. La mine grise, le second capitaine, chargé de diriger les deux matelots du pont et d’encadrer le travail des scientifiques, se montrait dubitatif tant la mer était formée. La hauteur des vagues l’inquiétait autant que la force du vent. Il réfléchissait à l’opportunité de mettre à l’eau un instrument aussi gros que la rosette, un assemblage de bouteilles de prélèvement, une des pièces maîtresses des recensements quantitatifs de la biodiversité. Ce lourd échantillonneur électronique, composé de plusieurs rangées de bouteilles disposées en cercle, récoltait l’eau pour fournir des indications de température, de salinité, de luminosité, de taux d’oxygène, mais aussi de précieuses informations sur l’état des populations de petits organismes sous-marins très abondants, comme le plancton ou les bactéries présents dans les différentes strates de la colonne d’eau.
Un souffle humide et froid fouettait le visage d’Ollanta et des autres scientifiques, ils peinaient tous à se tenir debout sur le sol penché et mouillé. Marc restait indécis, rien ne se passait. Tous craignaient une manœuvre difficile, la rosette risquait de se balancer de manière anarchique pendant la mise à l’eau et de s’abîmer sérieusement en tapant contre la poupe du bateau. La décision d’essayer fut prise par Pep, le spécialiste de la manœuvre. Aidé par Marta, Raul et Ollanta, il prépara l’appareil, amorça les mécanismes de déclenchement qui allaient permettre de recueillir automatiquement les échantillons. Ils préétablirent le verrouillage des clapets des bouteilles à différentes profondeurs selon la pression de l’eau. Marc actionna le treuil qui porta la rosette du pont jusqu’à l’arrière de la goélette tandis que Pep, Ollanta et Marta se harnachaient solidement pour se préparer à la réceptionner, puis à la plonger dans le Pacifique. Mais, suspendu dans l’air, l’instrument de plus de cent kilos n’arrivait pas à se stabiliser, il s’agitait tel un pendule, tantôt au-dessus des eaux, tantôt au-dessus de la poupe. Malgré leurs efforts conjugués, les scientifiques, en équilibre précaire à l’arrière du bateau ouvert sur l’océan, ne réussissaient pas à donner à l’échantillonneur électronique une trajectoire rectiligne. Ils se résignèrent à le fixer de nouveau sur le pont et à annuler le prélèvement.
Ils passèrent aux filets, beaucoup plus légers et faciles à manipuler par mauvais temps. Encore novice, Ollanta laissa William et Alain décrocher chacun des quatre filets avant de les faire glisser l’un après l’autre dans l’eau avec précaution, puis la goélette se mit en route pour des prospections dans une zone proche de la fin du plateau continental, dépourvue de flore sous-marine. Une fois dans l’océan, les filets, aux mailles extrêmement fines mais de tailles différentes, filtraient l’eau afin de sélectionner, pour chaque échantillon, un certain type de micro-organismes vivant à la surface du Pacifique. Pour se rendre utile, Ollanta se proposa pour effectuer les allers-retours entre le laboratoire à l’intérieur de Tara et le pont, transportant tantôt du matériel de rangement, tantôt les éléments à conditionner. À chacun de ses passages devant la cuisine, elle admirait le calme et la dextérité de Solenn qui venait de prendre son poste et, imperturbable, très concentrée, préparait seule le déjeuner en anticipant les soubresauts instables du bateau.
Ollanta continua ses va-et-vient périlleux sur le pont glissant et ses longs cheveux noirs lui collaient au visage chaque fois qu’elle se retrouvait à l’extérieur, des perles de sueur lui irritaient les yeux – un véritable cauchemar. Pour se consoler, elle anticipait l’instant où, après les phases de prélèvement et d’étiquetage, elle aurait peut-être le loisir d’observer au microscope une infime partie de ce qui avait été extrait du Pacifique. Elle se demandait si elle y retrouverait des micro-plastiques et, si oui, en quelle quantité.