Sans partenaire de symbiose, pareille à d’autres espèces de radiolaires, Héliosphéra, nouvelle venue dans le monde à la fois mystérieux, féerique et impitoyable des fonds marins, serait contrainte d’endosser le rôle de féroce chasseresse promise à une vie d’errance, condamnée à traquer, à consommer des algues, des bactéries, à tuer et à se nourrir d’autres espèces de plancton, voire à se livrer au cannibalisme en cas de grave pénurie. Bien qu’élégante et délicate, elle serait réduite à devenir une prédatrice flottante qui, pour passer à l’attaque, attendrait le contact accidentel avec sa proie.
Alors que son corps scintillait au cœur du Pacifique, Héliosphéra remarqua le passage d’une dizaine de diatomées. Ces étonnants êtres aux couleurs de pierres précieuses attisèrent la curiosité de celle qui avait encore tant à découvrir de son univers. Elle les identifia instantanément comme des organismes comestibles qui réveillèrent en elle la sensation singulière et désagréable qu’elle avait ressentie peu après sa naissance quelques heures plus tôt : elle avait faim et devait s’alimenter rapidement au risque de dépérir. Héliosphéra estima sa position, elle se situait parfaitement sur la trajectoire d’une des diatomées qui se dirigeait droit vers elle, tout allait bien, plus que quelques instants avant l’inévitable rencontre. Son attention focalisée sur l’imminente opportunité de se nourrir, elle ignora la menace que représentait le krill qui s’approchait à grande vitesse, à la poursuite des diatomées. Si elle se faisait remarquer, elle serait perdue, sans secours possible. Lorsque l’essaim de crustacés surexcités et voraces s’abattit à nouveau sur les fuyardes, ce fut le choc. De gros yeux noirs et ronds en alerte, une formidable confusion d’appareils digestifs, visibles en transparence, qui fonctionnaient sans relâche, des points de lumière jaune et verte produite par les organes des minuscules crevettes éclairaient par intermittence le carnage. Ébullition d’eau salée, lambeaux de membranes déchirées, infimes bouts de silice cristallisée brisés et de carapaces fissurées, les diatomées agonisaient sous l’étau des pattes invertébrées. Tout à leur festin, les crustacés se gavèrent sans prêter la moindre attention à la sphère hérissée de piquants qui brillait sur leur passage.
De son côté, Héliosphéra restait imperturbable dans l’agitation, attendant patiemment la diatomée rescapée sur laquelle elle avait jeté son dévolu, l’une des rares micro-algues qui avait échappé à l’hécatombe. À l’approche de sa victime, elle déploya subitement de minces excroissances gélatineuses depuis son noyau central et captura sa proie. La délicate créature en forme de bijou de couleur émeraude tachetée de petits points jaunes, eut beau tenter de s’échapper en se débattant, elle ne fit que resserrer l’étreinte qui la nouait, déchiquetait sa peau fragile et la ramenait inexorablement vers les organes digestifs de son bourreau.
Une fois repue, l’appétit continuait pourtant à ronger Héliosphéra, mais il s’agissait là du désir d’une autre nature. Son repas n’avait finalement rassasié que les piquants de son corps rond, les tissus de son épiderme, sa couronne de dentelles organiques et la silice qui constituait son squelette mou. Mais elle demeurait dans un état d’indigence, dans une situation dont elle devait absolument se sortir pour remplacer ce besoin encore insatisfait par une sensation de satiété totale. Elle ne pouvait se résoudre à devenir une simple prédatrice vouée à manger les autres sans se faire manger elle-même. Or le temps qui lui restait s’était déjà réduit, augmentant le risque de flétrir et de dépérir prématurément. Incapable de se déplacer seule, Héliosphéra ondulait une fois encore dans la pénombre, en attente d’un autre mouvement qui l’emmènerait encore plus haut afin de se rapprocher des parties de l’océan qui constituaient le milieu naturel des zooxanthelles. Elle se préparait à remonter la colonne d’eau, avec en elle l’espoir impérieux d’être comblée de quelque chose, encore indicible, très difficile à identifier, mais dont elle était certaine d’être dépourvue au moment présent. En entrant en contact avec Xanthelle, Héliosphéra réussirait à s’écarter de sa nature prédatrice, à elle s’ouvrirait l’opportunité d’allonger son espérance de vie en supprimant sa propension à la violence. Immobile dans l’obscurité des flots qui retrouvaient leur quiétude, la dame translucide se tenait prête à offrir le meilleur d’elle-même, le plus bénéfique à Xanthelle, le but étant d’engendrer et de perpétuer une existence d’une essence supérieure en se sublimant toutes les deux dans la fusion. De leur rencontre, elle espérait que les qualités de l’autre deviendraient les siennes et qu’ensemble elles corrigeraient leurs défauts respectifs.
Mais, à l’extérieur, les premiers rayons de l’aube effleurèrent l’écume sur la peau de la mer et, quelques instants plus tard, lorsque la clarté du jour pénétra plus avant à l’intérieur des flots, l’avènement de la lumière dans cette partie supérieure de la colonne d’eau surprit l’ensemble du monde sous-marin, interrompant les agissements de tous. L’heure de la grande migration quotidienne avait sonné, le début du voyage vertical des communautés aquatiques, en route vers la sécurité des profondeurs. Héliosphéra se trouva emprisonnée dans la circulation de grande envergure de larves planctoniques, d’animaux de toutes tailles, de poissons, de méduses, de mollusques et d’autres organismes plus ou moins connus se hâtant vers les abysses. Un exode dans la précipitation, dangereux puisque certains prédateurs aveugles, mais hypersensibles aux mouvements, comme les chétognathes, profitaient de ces instants chaotiques pour lancer leurs ultimes offensives en déployant leurs crochets translucides et mobiles dans la foule, au hasard. Les cils sensoriels répartis sur tout leur corps détectaient alors un nombre incalculable de déplacements. Des têtes chercheuses avides de chair en alerte maximale, des gueules dotées d’aiguilles fouillaient la cohue. Les rangées de dents tranchaient à l’improviste, provoquant la panique parmi les organismes capables de se déplacer seuls, une bousculade générale. Et Héliosphéra, secouée au cœur du désordre, impuissante, s’exposait à son tour sans secours possible au péril d’être saisie, entaillée puis digérée.
Outre l’omniprésence du danger, en se dirigeant vers le fond, s’éloignait l’opportunité de s’unir et de s’abandonner à une aventure féconde qui lui aurait permis d’appréhender l’altérité comme une invitation à la douceur, l’occasion d’une association, et non comme un prétexte à la férocité dont elle avait été actrice et témoin. De toute façon, dans l’immensité de l’océan Pacifique parsemé d’embûches et peuplé d’un nombre incalculable d’organismes en tous genres, la réussite d’une telle entreprise paraissait très aléatoire. Pour Héliosphéra s’amenuisait ainsi la probabilité de rencontrer l’unique Xanthelle apte à entrer en symbiose avec elle. Celle qui accepterait de devenir son alliée, qui susciterait une autre envie que celle de l’utiliser égoïstement sur le court terme en la dévorant, et qui lui épargnerait de faire une fois de plus l’expérience de la frustration ressentie après l’avoir mangée.
Mais, pour l’heure, sa chute précipitée vers l’obscurité des abysses augmentait dangereusement la distance entre Héliosphéra et les espaces supérieurs baignés de lumière : le seul lieu possible de rencontre avec Xanthelle.