Ollanta découvrit les effets de la navigation en haute mer lorsque Solenn lui secoua délicatement l’épaule pour la sortir de son profond sommeil. L’ingénieure d’études avait beaucoup transpiré et se réveilla avec une désagréable sensation ; elle avait chaud et froid en même temps et, nauséeuse, sentit immédiatement le mal de mer grouiller dans son abdomen. La marin-cuisinière, qui lui murmurait à l’oreille qu’il était l’heure de prendre son quart, se rendit tout de suite compte de son état et proposa d’abord de la remplacer ; d’autres occasions se présenteraient pour qu’elle puisse lui rendre la pareille. Les deux mains posées sur le ventre, Ollanta tentait d’empêcher son estomac de se soulever ; avec une grimace elle répondit qu’elle préférait malgré tout essayer. Solenn lui conseilla alors de vite sortir à l’air libre et de concentrer son regard sur un point fixe de l’horizon, la meilleure façon de faire passer les vertiges. Mais avant de rejoindre le pont, la jeune femme dut tout de même se précipiter dans les toilettes et s’accroupir devant la cuvette. Tout tournait autour d’elle, les haut-le-cœur se succédaient, des flots de bile acide lui brûlaient la gorge en remontant vers sa bouche sans vraiment la soulager. Le supplice dura quelques minutes avant qu’elle ne réussisse à se lever, se moucher et se rafraîchir le visage à grande eau. Elle monta prudemment l’escalier, les intestins toujours noués et un goût âcre dans la bouche. Une fois à l’extérieur, la brise marine la revivifia, alors elle se força à fixer son regard sur les dernières lumières des villages qui s’endormaient là-bas sur la côte. Ollanta lutta encore une bonne vingtaine de minutes et, une fois les lueurs disparues, le monde devant ses yeux retrouva suffisamment de stabilité, la crise était passée.
Au loin venait de s’éteindre le monde des humains, la laissant seule au milieu de rien, ou du Grand Tout selon le point de vue ; Ollanta apprécia cette sensation déroutante, enivrante et un brin inquiétante. La côte s’était effacée, la jeune femme se leva, il était temps de se ressaisir et de remplir les missions qu’exigeait le quart. Elle scruta d’abord minutieusement le fil de l’eau à bâbord, à tribord, puis elle s’assura qu’il n’y avait rien d’anormal sur le pont de la poupe à la proue. Après ces inspections, elle observa longuement les étincelles de la voûte étoilée et comprit enfin l’origine de cette expression. Ici, au beau milieu du Pacifique comme nulle part ailleurs, le ciel prenait vraiment la forme d’une demi-sphère, comme une cloche posée sur le monde. Elle rêva un peu, Ollanta, puis décida de descendre rejoindre son compagnon de quart.
Elle entra dans la timonerie et se posta debout à côté de Laurent, le chef mécanicien qui, concentré, tenait la barre, contrôlait les différents radars et notait dans un grand cahier certaines informations fournies par l’ordinateur de bord. Dans la nuit qui se rafraîchissait, seuls le faible bruit des vagues contre la coque de Tara et l’écho du ronronnement du moteur entrecoupaient le silence. Ollanta retira sa large capuche et interrogea celui qui était responsable du bon fonctionnement de tous les aspects mécaniques du bateau, avec une attention particulière à la désalinisation de l’eau pour les besoins quotidiens. Elle souhaitait connaître les motivations qui l’avaient amené à prendre la mer sur une embarcation aussi singulière que la goélette Tara.
Étant de nature calme, taiseux, totalement dévoué à sa tâche durant les journées qu’il passait, pour l’essentiel, seul en compagnie de ses machines, la question le surprit un peu. Pris dans sa réflexion, il resta d’abord mutique avant d’adresser à Ollanta un sourire timide, presque embarrassé. Il tourna son visage vers le sien, ses yeux s’illuminèrent. Le goût de l’aventure, une réelle fascination pour les océans et pour les espaces naturels les plus variés, commença-t-il par affirmer. L’abnégation, mais surtout la passion, voilà ce qui lui semblait être les clés de tout. Un engagement total qui, pour certains, se payait parfois au prix fort de la difficulté à fonder une famille, à pérenniser un couple ou à entretenir durablement des liens sociaux, quand la moitié de l’existence se passait sur les mers, très loin des personnes les plus chères. Surtout, croire aux vertus de la connaissance pour éveiller les consciences, finit-il par dire en hochant la tête. Cet attachement aux missions océanographiques relevait du besoin d’adrénaline que seules apportaient les pérégrinations interminables aux quatre coins du globe, et de quelque chose de l’ordre du sacerdoce. Une sorte de foi en la science entendue comme un vecteur efficace pour créer un sursaut, changer les mentalités, infléchir la course folle de l’humanité vers la destruction inéluctable de son cadre de vie et des ressources nécessaires à sa survie.
La militante qu’était Ollanta se reconnaissait totalement dans cette conception que défendait Laurent. Pareille à lui et à tous ceux présents sur Tara, elle partageait l’espoir qu’un jour, à force d’actions concrètes, les attitudes évolueraient vers des comportements plus responsables à l’endroit de la nature. Vers des pratiques qu’elle qualifiait de plus saines parce que motivées par un souci de mesure et par un impératif de respect pour l’équilibre des écosystèmes primordiaux que représentait le monde sous-marin.
Laurent, comme la plupart des membres d’équipage, tous des marins aguerris, sillonnait les mers depuis de nombreuses années. Bien qu’ayant navigué aussi bien autour des pôles qu’en Méditerranée, en Antarctique, sur les côtes africaines ou ailleurs, persistait en lui une virginité, une propension inaltérée à l’émerveillement. Une fois embarqué, même s’il maîtrisait le moindre de ses gestes, l’idée d’agir selon une quelconque routine lui restait étrangère autant que celle de s’ennuyer des endroits qu’il avait déjà visités. Il lui confia par exemple attendre avec impatience ses retrouvailles avec Copiapó, la ville minière enclavée dans une vallée d’Atacama, l’un des déserts les plus arides du monde. Un territoire au nord de leur position, un espace où, pour lui, la désolation totale sublimait l’improbable paysage, le dotant d’une dimension lunaire. À perte de vue des collines nues, des cailloux et du sable, une étendue ingrate, exposée à un soleil implacable, sans le moindre mètre carré d’ombre. Il sourit en se souvenant des hameaux aux allures de cités oubliées, construits au pied des dunes et perdus sur le rivage au milieu de rien. Deux villages de pêcheurs distants d’environ un kilomètre avec, au centre, un terrain de football où Laurent ne désespérait pas d’assister un jour à un match. Il promit de le lui montrer le moment venu. Il y croyait vraiment, souffla-t-il dans un éclat de rire. Puis, il prit un ton plus sérieux, un léger trémolo dans la voix, pour dire à la jeune femme qu’il était certain que durant les minutes où la goélette virerait vers la côte rocailleuse pour se mettre au mouillage, il aurait comme toujours la sensation de faire un saut dans le temps et de devenir un explorateur du XVIe siècle découvrant une terre inconnue. Il avait hâte aussi de plonger dans l’eau glacée parmi les otaries, un pur délice, puis de rejoindre la plage à la nage. Fouler de ses pieds nus les grains de roches volcaniques à l’endroit où ils se mêlaient à la marée et aux nombreux coquillages ramenés par les vagues, puis agacer un crabe ou deux avec ses orteils.
Ollanta buvait ses paroles. S’exercer à apprécier l’intérêt de chaque détail, répéta-t-il, s’imprégner de ciel durant de longues minutes afin de saisir la course furtive d’une étoile filante. La magie de l’océan qui l’entourait ne résidait pas uniquement dans les rares événements spectaculaires qui s’y produisaient, comme l’avènement d’une tempête ou le surgissement furtif du dos d’une baleine sur lequel brillait le soleil. L’exceptionnel, c’était l’aptitude à remarquer et à s’arrêter sur ce qui, de prime abord, paraissait insignifiant mais renfermait en vérité toutes les nuances de l’inédit, du merveilleux. Apprendre par exemple à observer les subtiles variations de la couleur de l’eau pendant la navigation, et finir par savoir à quelle communauté spécifique de plancton correspondait chaque nuance. Laurent prônait l’art de magnifier l’anodin. S’efforcer d’écouter, ouvrir grand les yeux, s’exercer à interpréter les moindres déclinaisons sonores du bruit de l’océan dans la nuit du Pacifique. Il lui proposa de monter sur le pont.
Il regarda Ollanta et barra ses lèvres avec son index. Debout, côte à côte à l’arrière de la goélette, ils écoutaient attentivement. Ensemble ils scrutèrent l’océan et échangèrent un sourire, lorsqu’ils aperçurent un couple de requins chasser le long de la coque. Le chef mécanicien reprit la parole, encore plus volubile, ses yeux s’éclairèrent à la fantastique lumière du ciel dégagé. De son doigt, il parcourut la myriade d’étoiles piquées sur le fond obscur et désigna les Nuages de Magellan. Ollanta découvrit la Croix du Sud et la vaste tache argentée de cette galaxie satellite de la Voie lactée. Elle avoua avec émotion contempler ces astres pour la première fois. Ouvrant sa main tendue vers le haut, Laurent dessina l’étendue de la robe immaculée d’écume de notre galaxie en invitant Ollanta à examiner avec lui tous ces corps célestes un long moment, jusqu’à ce qu’elle entrevoie en même temps que lui la traînée dorée d’un point qui se déplaçait rapidement, une étoile filante, comme une discrète étincelle en mouvement. La jeune femme resta d’abord bouche bée, puis elle se mit à rire en trépignant sur place. Laurent la prit par le bras, ils retournèrent à la poupe, il lui montra le sillon argent, fluorescent, qui s’étirait sur plusieurs mètres. Ils étaient là, tout près, des centaines de milliers d’organismes microscopiques présents dans l’océan. Les turbulences générées par le bateau stimulaient les populations de plancton dont la bioluminescence faisait briller alors la surface du Pacifique : une image féerique sur le noir des vagues couvertes de nuit, une traînée luisante au diapason avec la course des étoiles ou avec celle de la queue d’étincelles de l’étoile filante repérée un peu plus tôt. Peut-être une manière de nous saluer, murmura Ollanta, comme si elle se parlait à elle-même, fort touchée d’être témoin de ce qui ressemblait à une tentative des hordes invisibles des eaux de lui manifester leur présence.
Une fois allongée sur sa couchette au terme de son quart, Ollanta resta pensive. Dans son regard brilla longtemps une lumière d’aube imprimée sur ses yeux par l’appel des peuples des profondeurs. Sa soif d’en apprendre davantage sur le phyto- et le zooplancton avait encore augmenté, les mots de Laurent l’avaient enchantée.