Des colonies de zooxanthelles peuplaient les eaux au large du Chili dans la partie supérieure de l’océan entre cinquante et cent mètres de profondeur ; certaines vivaient en suspens dans l’ivresse apaisante du Pacifique, mais la plupart restaient accrochées aux fonds rocheux. Appartenant au plancton végétal, ou phytoplancton, ces algues microscopiques jaune-brun piqué de rouge, de l’embranchement des dinoflagellés, ondulaient dans le clair-obscur en des mouvements lents. Regroupées en formations d’une centaine de milliers de sœurs, elles flottaient là où les masses d’eau n’exerçaient qu’une très faible pression sur elles. Légères, en adéquation avec l’environnement aquatique et doux qui les abritait, elles proliféraient là où le soleil rayonnait intensément sur le haut de la colonne d’eau, réchauffant à la fois les membranes externes de ces minuscules plantes, leurs peaux intermédiaires plus solides ainsi que la couche interne, très souple, de leur corps rond et mou. Entourées par un immense cocon d’eau chaude, et leurs flagelles postérieurs arrimés à la roche spongieuse, les algues minuscules tournaient en se laissant bercer par les faibles courants.

Tout en virevoltant au ralenti, elles se nourrissaient en pratiquant la photosynthèse, se gorgeant d’énergie lumineuse pour créer leurs propres substances organiques. Elles se développaient en s’alimentant de simples molécules minérales présentes dans l’océan. Bien qu’invisibles à l’œil nu, elles poursuivaient calmement leur croissance jusqu’à sortir de la phase végétative de leur cycle de vie, la forme prédominante de leurs organismes. Si l’écrasante majorité d’entre elles contribuaient à la calcification des coraux qui, des millions d’années plus tard, constitueraient la matière de formations rocheuses et de certaines plages, il en était qui souffraient d’absence, d’un manque de complémentarité. Une carence à laquelle elles ne pouvaient remédier que par la fusion avec un autre individu planctonique, afin de parfaire les contours de leurs êtres, de leur offrir l’étendue de leur dimension, et de se délecter de tout ce qu’elles méritaient de vivre en donnant corps à la promesse d’amour. Celles-là se sentaient inachevées, tourmentées, comme habitées par une autorité supérieure qui se serait emparée d’elles et substituée à leur instinct de survie. Leurs faits et gestes s’orientaient vers un seul but : la rencontre de l’autre et de ses différences pour pallier le manque.

L’une d’elles, enfin arrivée à maturité, fut d’abord prise d’une exaltation soudaine et s’isola. Ensuite, ses organes locomoteurs formés et débordante de vitalité, Xanthelle commença soudain à frétiller, à trembler de manière convulsive, puis elle se mit en route en quête de celle qui étancherait la soif qui la consumait, comblerait le vide à ses côtés, et empêcherait que se tarissent ses forces et son goût d’être au monde. Au terme de nombreux efforts, elle réussit à délivrer ses filaments de l’enveloppe organique qui les enserraient. Ils perforèrent ses trois strates extérieures, prirent leur élan et commencèrent à se mouvoir en se propulsant simultanément vers l’avant, sans à-coups. Elle progressait en exécutant une élégante danse végétale sur la toile azur de la mer. Xanthelle mêlait ses tons jaunes, bruns et pourpres aux couleurs vives de la faune et de la flore, élaborant ainsi un singulier kaléidoscope ambulant, une sorte de serpent arc-en-ciel en mouvement.

Comme étourdie par l’ivresse des profondeurs, l’algue tourbillonnait de plus en plus vite, elle se perdit plus loin au cœur d’un bouquet broussailleux de gorgones aux chairs violettes et ocre ramifiées en forme d’éventail. De moins en moins vigilante, elle ignora le passage d’un requin qui patrouillait au-dessus d’elle. Avec sa membrane fine, Xanthelle se plaisait à caresser l’épiderme des polypes lorsque les eaux autour d’elle s’illuminèrent d’une clarté blanche… au passage d’un cténophore. Le prédateur en forme de cloche d’un centimètre et demi se laissait porter très lentement par le courant. Il scintilla tout à coup en émettant une encre rouge aux reflets bleus, s’arrêta au-dessus de la petite algue et, prêt à la harponner, déploya les longs cils urticants en forme de peigne qui pendaient à l’extrémité de son corps.

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