Selon le rituel parfaitement rodé qu’elle pratiquait chaque jour sans exception pour le déjeuner et le dîner durant ses trois mois de navigation, Solenn avait commencé à s’occuper du repas dès la fin de l’après-midi en effectuant une dizaine d’allers-retours entre la réserve de la cale avant et la cuisine située à côté du carré. Après avoir visionné ses dernières images, Marie l’avait aidée à couper des pommes de terre et, tout en écoutant leur playlist préférée, mélange de musique soul et de rock des années 1990, elles avaient concocté un gratin dauphinois, une salade composée et une tarte végane pour toute l’équipe. William, Alain, Philippe et le capitaine, de service ce soir-là, cessèrent leurs activités un peu plus tôt que les autres pour dresser le couvert, puis l’un d’eux sonna la cloche.

Sur le pont, Ollanta accueillit le tintement avec un énorme soulagement, elle n’en pouvait plus. Endolori par le voyage transatlantique et par les efforts physiques et mentaux qu’elle avait dû fournir pour le shipping, son corps la faisait souffrir. Pep remarqua qu’elle peinait, il la dispensa de la corvée de rangement des derniers emballages dans le laboratoire à l’intérieur du bateau. Dix minutes plus tard, tous descendirent dans le carré, les uns s’assirent à la grande table, les autres aux deux restantes, plus petites. Ollanta prit place près de Marie et de Philippe. Tous étant exténués après l’intense activité des dernières heures, le dîner fut pris d’abord dans le silence. Ils goûtaient le retour au calme et à l’intimité retrouvée du cocon de la goélette. À mesure qu’ils se rassasiaient commencèrent les discussions, les railleries amicales, les rires et, vers la fin du repas, Solenn et Marie furent complimentées par des applaudissements. Ollanta profita de sa proximité avec Philippe pour l’interroger sur la mythique dérive arctique de Tara à laquelle il avait participé bien des années plus tôt. Ils échangèrent quelques mots mais le marin dut se lever pour épauler son groupe de service. Les quatre hommes débarrassèrent les tables, les nettoyèrent, firent la vaisselle et la rangèrent dans les tiroirs scellés par une lame de bois qui les tenait fermés même en cas de mer très agitée. Au moment du café, Ollanta s’était un peu ragaillardie, elle hésitait à rejoindre sa cabine mais ne put s’empêcher de s’installer à la grande table où s’était engagé un débat passionnant à propos du confinement. Avec leurs tasses fumantes, Marc, William et Tom relataient à la correspondante de bord un précédent épisode d’isolement à bord de Tara, une expérience d’un autre type que celle imposée par la crise sanitaire.

Tous les trois avaient participé à une mission en mer Rouge avec trois stations d’échantillonnage prévues et une escale à Djeddah, en Arabie saoudite. Tom tenait à préciser d’emblée que la tension à bord était palpable : ils avaient pénétré une zone gangrenée par des conflits incessants depuis un siècle pour cause de guerre ou de piraterie. Une région où très peu d’expéditions océanographiques s’étaient déroulées. Malgré tout, l’ensemble de l’équipage s’était réjoui de traverser le canal de Suez. Marc avait été impressionné par ce qu’il qualifiait de remarquable prouesse technologique du XIXe siècle. Mais, pétri de sciences, William rappela que ce passage créé artificiellement par l’homme entre des mers séparées depuis des millions d’années produirait forcément des effets à très long terme dont on ignorait encore les conséquences. Alain, qui venait de les rejoindre, anima la discussion en énumérant une série de dysfonctionnements déjà observés parmi les populations de plancton en Méditerranée, mais Marie se permit de lui couper la parole afin que Tom poursuive son récit. Il reprit en racontant qu’au large de l’Égypte, tout avait commencé à devenir difficile. Marc se souvint de l’incompétence du pilote local qu’ils avaient été obligés d’embarquer, comme dans chaque port, pour les guider dans le passage, mais celui-ci faillit les faire entrer en collision avec un énorme gazier. La communication entre le capitaine et l’homme qui maîtrisait très mal l’anglais s’était révélée catastrophique. L’ancien officier de la marine marchande égyptienne avait éprouvé tant de mal à s’adapter à la forme très particulière de Tara que Tom avait préféré ignorer ses conseils pour ne pas endommager la goélette. William évoqua alors la vigilance de tous les instants lors de l’échantillonnage dans le Nord de la mer Rouge au milieu d’un trafic très dense puisque chaque année, près de vingt mille navires passaient par là et, une fois les filets dans l’eau, toute manœuvre d’évitement d’un cargo devenait presque impossible à réaliser. Tous ces efforts pour découvrir un désert océanique où peu d’espèces arrivaient à survivre à l’hostilité de l’environnement. La remarque de William fit rire tous ceux présents autour de la table.

Bercée par les mouvements de la goélette et sous le charme du récit du bout du monde qui fusait de part et d’autre, Ollanta souriait malgré son épuisement, le menton posé sur ses deux poings. Elle écouta attentivement la suite : le briefing du capitaine avant l’escale à Djeddah. Tom avait insisté pour que le bateau soit remis en ordre à l’intérieur et sur le pont. Les alcools furent placés sous clé, la viande de porc dans des sacs-poubelles et le visage des femmes devait être voilé pour se conformer aux mœurs locales. À chaque escale, comprit Ollanta, les équipages de Tara devaient abandonner le mode de vie communautaire et égalitaire qui régnait à bord pour s’adapter aux règles en vigueur à terre selon le pays. Marc avait donc hissé un pavillon vert frappé d’un sabre courbé et d’une inscription en arabe : le drapeau de l’Arabie saoudite. Plus tard, ils avaient accosté mais, un peu comme au Chili en temps de covid-19, étaient restés consignés sur Tara. Pendant deux jours ils n’avaient vu que le port, regrettait Tom, n’apercevant de la ville que le sommet d’un minaret. Le temps avait été rythmé par les appels du muezzin qui retentissaient au loin. Le capitaine expliqua qu’ils étaient arrivés un vendredi, tout était bloqué, il leur fut impossible d’obtenir des visas pour descendre à terre. L’impasse diplomatique les avait cantonnés à bord dans la chaleur étouffante du Moyen-Orient. La frustrante escale s’était terminée quarante-huit heures plus tard.

Alors qu’ils avaient retrouvé la liberté du grand large en se dirigeant vers le sud, les vrais problèmes débutèrent. Ollanta, qui somnolait, se ressaisit et tendit l’oreille. Un masque de gravité figea les visages de William et de Marc lorsqu’ils se rappelèrent le golfe d’Aden, un secteur à haut risque où sévissaient des pirates entre le Yémen et la Somalie. Par radio, Tom avait reçu une alerte sécurité sur la zone et avait tout de suite rassemblé les marins et les scientifiques en prévision d’une attaque. À tous il avait conseillé de rester assis et d’écouter les éventuels assaillants, de ne surtout pas jouer les héros puisque dans la plupart des cas ils n’en voulaient pas aux personnes mais aux biens. Là encore la consigne avait été de se regrouper dans le poste avant du carré et de ne plus le quitter, rester pacifique mais faire bloc pour éviter une tentative de kidnapping contre rançon. Des raisons d’être confinés somme toute plus dangereuses que celles auxquelles ils étaient confrontés. Ollanta bâillait déjà quand le capitaine conclut que la mission avait été suspendue le temps de regagner la zone plus sûre de Djibouti, l’une des perles de l’Afrique. La goélette s’était alors mise sous la protection de la marine nationale française qui, prête à intervenir en cas d’agression, la suivait à distance. L’ingénieure d’études souhaita bonne nuit à l’assemblée lorsque Tom se remémora avec émotion le franchissement de la porte des Lamentations. Selon la légende, le détroit qui reliait la mer Rouge au golfe d’Aden résonnait encore des souffrances de ceux qui périrent au moment de la séparation de l’Afrique et de l’Asie.

Ollanta regagna l’exiguïté de sa couchette et s’allongea tout habillée pour rester opérationnelle et se protéger de la fraîcheur. Même si elle se réjouissait de bientôt quitter le port pour la haute mer, elle n’avait pas la force d’assister au relevage de l’ancre et aux manœuvres de déploiement des voiles qui précédaient le départ de la goélette. Elle avait besoin d’un sommeil salvateur, de se reposer un tant soit peu avant de vivre pleinement l’ivresse du grand large.

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