L’activité dans les forêts sous-marines du Pacifique longeant la côte chilienne connaissait enfin une nouvelle impulsion. L’arrivée d’énormes quantités d’eaux glaciales provoqua des soubresauts de grande envergure, un formidable élan secoua l’épaisse jungle d’algues longues de plusieurs mètres. Les “tiges” qui ondulaient mollement furent ballottées par la puissance du courant, comme emportées dans une tempête tropicale. Parfois, quand certaines pliaient, leurs fines “feuilles” plates et longilignes s’entremêlaient dans une confusion de vert et d’ocre. En se relevant ou en basculant dans la direction opposée, elles produisaient une forte pluie de particules multicolores de différentes tailles au cœur de l’océan, des projections tous azimuts, des poussières d’éléments organiques qui jaillissaient vers le haut avant de retomber lentement, presque en apesanteur. Des bulles d’air se formaient, beaucoup explosaient en silence en remontant. De nombreux organismes microscopiques se détachaient de l’extrémité des plantes qui ondoyaient dans le courant, disséminant de la nourriture en abondance : la promesse d’un festin pour les différentes espèces de zooplancton.
Parmi les micro-végétaux éparpillés dans la vaste et dense forêt sous-marine sous l’effet de la lame surgie des abysses, pullulaient les diatomées. Des composants du phytoplancton cylindriques de moins d’un millimètre aux étonnantes couleurs de pierres précieuses. Dans la tourmente qui avait aspiré Héliosphéra non loin de là, une dizaine de diatomées essayaient désespérément d’entamer leur processus de connexion pour mieux résister aux éventuels prédateurs. Aimantées les unes par les autres, elles frétillaient tout en s’attirant mutuellement pour former une chaîne. Pour se protéger des assaillants qui fourmillaient depuis le regain de dynamisme, ces algues aux airs de bijoux qui décoraient les mers depuis des temps immémoriaux s’empressaient de s’agréger en colonies ressemblant à des chaînes molles, sortes de colliers bariolés. Mais les remous des flots tumultueux firent échouer la plupart des tentatives de connexion. Les rares qui y parvinrent ne réussirent pas à solidifier leurs attaches, toutes se délièrent, rendant chaque individu plus vulnérable. Elles étaient exposées sans secours aux multiples dangers de l’océan. Les plantes minuscules se retrouvèrent aux abois, privées de la force dissuasive du groupe, jetées en pâture aux nombreux prédateurs tels les anchois, les sardines ou les redoutables colonies de Peridinium. Ces micro-animaux très voraces, armés de plaques d’un matériau dense et d’un filet pour digérer leurs proies, avaient retrouvé de l’allant et s’agitaient, décidés qu’ils étaient à ne pas rater l’occasion de se nourrir après les temps de pénurie. Souvent havre de paix, l’habitat naturel des diatomées s’était transformé en fosse aux horreurs ; seul leur nombre immensément important pouvait les sauver du désastre de l’extermination.
Un banc de krill formant un large cercle au-dessus d’elles en repéra suffisamment qui flottaient dans leur direction. Leur convoitise attisée, ces minuscules crevettes en quête de nourriture se préparèrent et la chasse débuta. Elles modifièrent en même temps leur trajectoire et s’abattirent sur les diatomées isolées qui, malgré la dureté de leur coquille cristalline, ne résistèrent pas longtemps aux attaques de la horde d’agresseurs qui s’empressèrent de les avaler en filtrant l’eau dans laquelle elles baignaient. Pour échapper à leurs bourreaux, certaines diatomées réussirent, dans un dernier sursaut, à colorer la forêt sous-marine de pigments orange, violets ou roses qui désorientèrent le krill – elles trouvèrent ainsi un peu de répit.
De son côté, après avoir été absorbée par le tourbillon des masses d’eau venues des profondeurs, Héliosphéra avait été propulsée à grande vitesse vers le sommet de la colonne d’eau. Contrainte de s’accorder comme elle pouvait au mouvement qui la rapprochait de la surface, la fragile demoiselle sphérique avait tourné sur elle-même à la manière d’une toupie, progressant au hasard en un ballet gracieux de dentelles organiques immaculées, avant de se stabiliser dans la canopée au milieu du foisonnement de nutriments. Enfin, elle s’égara dans le bouquet de couleurs vives engendré par les diatomées. Héliosphéra, comme saisie de faibles convulsions, s’illumina d’une intense lueur bleu argent et, très repérable, scintilla dangereusement sur la trajectoire du krill. Pris dans la frénésie de leur festin, les petits crustacés étaient déterminés à capturer jusqu’à la dernière de leurs proies et à se nourrir de tout organisme qui croiserait leur route.