Après les présentations d’usage et l’exposé des consignes de sécurité, le travail sur Tara reprit ses droits. Les scientifiques avaient passé les jours précédents à faire l’inventaire des prélèvements effectués depuis le début de la mission en Patagonie en vue de préparer le shipping : l’acheminement des échantillons recueillis vers des laboratoires aux quatre coins du globe. Une véritable course contre la montre pour respecter la chaîne du froid pendant le remplissage des cartons préalablement vérifiés par la douane. Des véhicules frigorifiques allaient arriver pour livrer les éléments savamment conditionnés dans des antennes chiliennes mais, surtout, pour rejoindre l’aéroport international de Santiago et les envoyer dans le monde entier.
Marta saisit l’occasion pour dresser avec Ollanta un bilan détaillé du travail méticuleux effectué jusque-là, puis la nouvelle venue fut lancée dans le grand bain de cette étape très sensible. Ollanta se réjouissait, la perspective d’entrer tout de suite en action la motivait, malgré l’impératif de ne commettre aucune faute au risque de ruiner le labeur de plusieurs semaines. L’équipe accordait un soin particulier à l’ADN des organismes marins qu’il fallait manipuler avec précaution et rapidité afin d’éviter les contaminations. Certains gènes ne survivaient pas à une variation de température de plus d’un quart d’heure. Comprendre et agir vite, très vite. Dès les premières minutes, la jeune femme ressentit énormément de tension sur le pont, une lourde pression s’abattit aussi sur ses épaules. Aidés par les marins Tom, Philippe et Marc, les scientifiques s’affairaient. Les muscles bandés, Pep et William se saisirent de plusieurs caisses préparées à l’avance. Ollanta remarqua tout de suite la peur et l’inquiétude sur le visage de Raul. Il avoua à Alain qu’il craignait que certaines étiquettes soient égarées, inversées, ou que les échantillons explosent sous des chocs thermiques au moment du passage à haut risque entre l’azote liquide utilisé sur le bateau et la carboglace des véhicules. Plus que tout, le Chilien appréhendait le moment clé qui déterminerait si les échantillons resteraient exploitables ou pas.
Tara ressemblait à une fourmilière en effervescence, les regards concentrés, les gestes précis. Perdue dans l’atmosphère électrique, Ollanta se sentait sommée d’anticiper en même temps qu’elle apprenait, en s’efforçant d’assurer le rôle d’assistante que ses nouveaux collègues lui avaient confié. Ils attendaient d’elle une disponibilité de chaque instant. Ollanta avait à cœur de ne pas devenir un boulet, elle ne relâchait ni ses efforts ni son attention. En sueur, d’abord debout, puis le dos courbé et enfin un genou à terre, les mains enserrées dans d’épais gants rouges pour se protéger des moins cent quatre-vingts degrés de l’azote liquide, elle avait peur de lâcher prise. Ne pas risquer le mauvais geste, éviter l’erreur fatale. De larges lunettes transparentes couvraient la moitié de son visage pour éviter d’être coupée par des éclats lorsqu’elle versait de petits bouts de glace autour des boîtes en plastique contenant les précieux prélèvements. Mais la lourde monture la gênait et les verres troublaient sa vue. Novice, Ollanta devait se concentrer plus que les autres sur la précision de ses gestes, alors que les produits réfrigérants durcissaient le cuir autour de ses doigts. Trop étourdie par l’émotion, elle avait oublié de revêtir ses chaussures de sécurité et glissait sur le sol humide. Constamment en équilibre précaire, elle peinait. Même la musique en sourdine, hip-hop ou reggae, n’arrivait pas à la détendre. Le soleil au zénith avait chassé la pluie, la jeune femme transpirait et le coton de son tee-shirt qui collait à sa peau entravait chacun de ses mouvements. Nullement préparée à l’exercice, elle souffrait, serrait les dents, continuait sans se plaindre, mais le shipping n’en finissait pas.
Heureusement, la confiance que Marta et les autres scientifiques plaçaient en elle malgré son inexpérience la valorisait, et lui permettait de trouver une énergie nouvelle. Elle appréciait cet esprit de collaboration et d’association qui l’avait motivée à devenir scientifique et à candidater à ce programme de recherche international. Ce qu’elle avait admiré à de nombreuses reprises en tant que spectatrice anonyme lorsqu’elle visionnait des documentaires sur des expéditions de par le monde, elle le pratiquait maintenant in situ. Alors elle surmontait la douleur, heureuse qu’elle était de se trouver au début de la chaîne qui allait rendre accessibles à tous les études concernant cette partie de l’océan que Tara traversait pour la première fois. Il était convenu que les laboratoires partenaires de l’expédition travailleraient dans la plus grande transparence et mettraient gratuitement leurs conclusions à la disposition du grand public. Une conception – chère à la jeune femme – de la science vectrice de ciment social pour la communauté et ouverte à toutes celles et tous ceux qu’elle intéressait. Ollanta était très attachée à l’idée de vulgariser le propos scientifique autant qu’à l’importance de faire œuvre d’éducation environnementale, et cela commençait ici, sur le pont de la goélette. Encouragée par Solenn et Marie, elle se redressa, scruta le fil de l’eau jusqu’au large, inspira longuement, remercia les deux femmes qui lui prêtaient main-forte, s’épongea le front de la paume et poursuivit sans se plaindre, même si le shipping s’éternisait. Déterminée, elle s’accrocha jusqu’à la fin des opérations.
Ollanta n’en pouvait plus. Elle était exténuée. La faim la gagnait, de gros nuages masquaient de nouveau le soleil, elle avait déjà froid, or les températures automnales continueraient à chuter dès la tombée de la nuit lorsqu’ils atteindraient la haute mer, dans cinq heures. Marc venait de lui annoncer la décision du capitaine alors que le dernier véhicule s’éloignait du quai. Un peu gêné, il ajouta qu’elle effectuerait son premier quart de nuit, un moment de veille entre deux et quatre heures du matin. Ollanta ne disposerait que de très peu de temps pour dormir. Pourtant, cette nouvelle requinqua la jeune femme, puisque bientôt débuterait le voyage à la voile tant espéré. Mais, un peu inquiète, elle écarquilla les yeux, incertaine que son corps puisse supporter autant d’épreuves en un temps si court.