Soulagée d’avoir franchi le premier obstacle avec succès après la présentation des documents qui l’autorisaient à atterrir au Chili, Ollanta s’installa dans l’Airbus qui l’emmenait à Santiago. Elle posa sa joue contre le hublot, sourit au souvenir de ses parents qui avaient été ravis et très touchés par son intérêt soudain pour l’Amérique latine, puis elle glissa ses mains jointes entre ses cuisses avant de fermer les yeux. Dans l’avion, dont à peine un quart était occupé, la jeune femme se déplaça peu après le décollage pour s’installer seule sur une rangée de quatre sièges. Son dîner terminé, elle s’y allongea et, épuisée nerveusement, le corps lourd, elle dormit profondément jusqu’à l’atterrissage. Pareil au vol, son transit à l’intérieur de l’aéroport Arturo-Merino-Benítez vers la zone des vols nationaux se fit sans encombre, tout comme son passage devant les soldats chargés du contrôle des documents qui prouvaient son scrupuleux respect des protocoles de prévention au regard de l’épidémie de covid-19. Lorsqu’elle arriva deux heures plus tard à Concepción, Ollanta rejoignit le port militaire en taxi. Le ciel était gris et bas. Une pluie fine tombait sur le Chili. La canicule avait enfin cessé. L’automne s’installait aux abords du canyon sous-marin de Nugurue.
À quai, Tara était le seul bâtiment civil qui mouillait au milieu d’impressionnants vaisseaux de guerre, d’austères remorqueurs et d’immenses grues de la marine chilienne. Ollanta s’approcha avec émotion, la gorge nouée et la bouche sèche, et manqua de tomber tant ses jambes tremblotaient. Elle allait enfin monter à bord de la goélette de légende, une embarcation construite et animée par des rêveurs et des amoureux passionnés d’océan. Le vaisseau avait fière allure avec ses cent quarante tonnes, trente-six mètres de long, dix mètres au plus large de ses flancs, et surtout cette protubérance ventrale qui lui valait le surnom de la Baleine. Une sensation de vertige surprit la Franco-Chilienne lorsqu’elle leva les yeux vers les deux mâts culminant à pas moins de vingt-sept mètres. Elle admirait le navire initialement bâti pour naviguer dans les contrées les plus froides du globe, grâce notamment à son fond et à ses bords très évasés, conçus pour ne pas se briser sous la forte pression des glaces. De si près, ce trésor d’inventivité émerveilla la jeune femme, peut-être davantage que lors de la première fois à Lorient, lorsqu’elle n’avait malheureusement pas eu l’opportunité de poser le pied sur le pont. Pour Ollanta, Tara incarnait la robustesse, la stabilité, comme si jamais elle ne pourrait chavirer, toujours elle résisterait aux vents forts et aux mers agitées. Les yeux exorbités, elle tourna sur elle-même pour en apprécier une vue d’ensemble. La jeune femme imaginait la magie du moment où, en pleine mer, Tara déploierait la majesté de ses quatre cents mètres carrés de voilure qui porteraient sa coque en aluminium sur les flots en un ample mouvement, légèrement penché, élégant et fluide.
Timide, elle s’approcha, répondit aux quatre hommes et aux deux femmes qui, depuis le pont, lui souriaient en faisant de grands signes. Les six membres d’équipage, Tom, le capitaine, Marc, le second, Philippe, l’officier de pont, Laurent, le chef mécanicien, Solenn, la marin-cuisinière et Marie, la correspondante de bord, se présentèrent à elle en lui souhaitant la bienvenue parmi eux. Sur le moment elle ne retint que le prénom de Solenn, celle qui lui demandait si elle avait fait un bon voyage tout en l’invitant à la suivre jusqu’à la cabine de six mètres carrés qu’elles partageraient durant cinq semaines. Ollanta passa devant la timonerie avant de descendre dans la partie habitable de Tara. En bas, elle découvrit la cuisine, le carré et, du mince couloir menant au fond du navire, arrivèrent à sa rencontre, au sortir du laboratoire, les cinq scientifiques de la mission : deux Chiliens, Marta et Raul, un Espagnol, Pep, et deux Français, Alain et William, qu’elle salua en bredouillant du bout des lèvres avant de rejoindre ses minuscules quartiers.
La nouvelle venue avait à peine posé sa valise et fait son lit au-dessus de celui de sa collègue de chambrée lorsque Marc, le second capitaine, l’emmena faire le tour du bateau en lui présentant ce qui serait son cadre de vie pour les semaines à venir. Responsable de la logistique de l’expédition, de l’intendance, mais surtout garant du strict respect des mesures de sécurité, l’officier affirma qu’aucune technologie, même la plus sophistiquée, n’enlèverait jamais le caractère dangereux de l’océan pour les animaux terrestres, inadaptés au monde marin, que sont les êtres humains. Aussi, il énuméra l’ensemble des règles à suivre pour éviter de se mettre en péril, surtout sur le pont, de l’obligation de se harnacher solidement lors des manipulations scientifiques à l’arrière de Tara, en passant par l’impératif de porter des chaussures de sécurité dans les zones de travail à l’extérieur du bateau, jusqu’à celui de ne jamais se séparer de son gilet de sauvetage aux couleurs fluorescentes. Marc insista afin qu’Ollanta veille à développer une vigilance de chaque instant ainsi que le réflexe d’alerter rapidement un marin au moindre bruit non identifié, odeur suspecte ou sensation inhabituelle. En cas d’urgence, il attendait d’elle un maximum de sang-froid. L’idée, lui expliqua-t-il, consistait à ne pas aggraver une situation de crise en réagissant de manière désordonnée sous l’emprise de la panique ou de la précipitation.
Saturée d’informations, Ollanta hochait docilement la tête, se demandant comment elle réussirait à retenir autant de consignes en un temps si bref, et puis la fatigue commençait à se faire sentir alors qu’elle venait tout juste de traverser l’Atlantique et de survoler l’interminable cordillère des Andes. Plus tard, elle ne retint quasiment rien de la visite de la salle des machines en bas, au milieu du navire, du côté de la cale arrière. Elle s’efforça de se concentrer de nouveau au moment des explications concernant la machine à laver et le sèche-linge mis à la disposition de chacun. Quant à l’organisation de la vie commune pendant la navigation et les escales, la jeune scientifique, incapable d’assimiler davantage ce que lui racontait Marc, espérait s’adapter au fil des jours aux fonctionnements qui prévalaient sur la goélette.
Or, les exigences du calendrier très serré des stations d’échantillonnage de la mission de Tara n’offraient pas un tel luxe. La nouvelle arrivante devait se fondre immédiatement dans la dynamique d’ensemble, y trouver et y assumer sa place. Sur la goélette, après la sécurité des personnes, les impératifs de l’expédition océanographique prévalaient sur toute autre considération.