Aux premiers instants de l’aube, alors que les cieux se teintaient timidement de vermeil au large du port de Talcahuano, un être singulier, microscopique, mi-animal, mi-végétal, essayait désespérément d’échapper à la chasse d’un cténophore, créature translucide de quelques centimètres aux allures de méduse. Pour masquer ses longs filaments couverts de cellules collantes et harponner sa proie, le prédateur avait produit un nuage d’encre rouge qui émettait une lueur vive dans les ténèbres liquides. L’être hybride évita in extremis l’étreinte fatale, s’enfuit et se résigna à s’enfoncer dans une de ces parties mortelles de l’océan si pauvres en oxygène, le seul endroit capable de dissuader le cténophore de le poursuivre. À l’approche de la zone dangereuse où s’était réfugiée la prise qu’il convoitait, le cténophore rétracta ses deux grands tentacules et se hâta de se propulser vers l’arrière.
Le risque d’être dévoré par son assaillant à peine écarté, l’hybride entre un radiolaire animal et une algue zooxanthelle s’exposait désormais à l’asphyxie. Les deux micro-organismes, toujours habités par une puissante inclination l’un pour l’autre, eurent un sursaut. Mais, impuissants à se hisser dans la colonne d’eau, ils étaient condamnés à attendre qu’un léger mouvement de la houle les attire vers la surface sur une vingtaine de mètres. Malheureusement, trop longtemps privée d’oxygène, l’alliance qui avait prolongé la durée de vie de ces êtres fragilisés par l’adversité dysfonctionnait. L’union qui avait permis à ces deux entités, pourtant si différentes, de se fondre l’une dans l’autre afin de se protéger des agresseurs et des caprices de la mer dépérissait. Longtemps elles s’étaient entraidées, associées pour se soutenir, pour surmonter les rudesses de la vie sauvage, et mutuellement nourries, s’émancipant ainsi de toute tendance à la prédation. Elles s’étaient développées grâce aux nutriments captés par le radiolaire qui alimentait la photosynthèse de la micro-algue qui, en retour, nourrissait son hôte animal.
Or, victime du dérèglement global du climat qui appauvrissait les mers, ce type de collaboration idéale qui se réalisait dans les océans depuis des centaines de millions d’années s’éteignait à un peu plus de cent cinquante mètres de profondeur au cœur du Pacifique. Les alliés d’hier déclinaient ensemble dans le silence, leurs couleurs vives d’antan se ternissaient. Sans plus de force, la zooxanthelle se décrocha de son partenaire, s’abandonnant au trépas. Or, depuis leur rencontre, fondus en un être symbiotique, ils avaient accompli leurs migrations quotidiennes liés l’un à l’autre, sans jamais se quitter, ni le jour ni la nuit. Soudain seul, comme s’il ne pouvait se résoudre à survivre à la disparition de l’être cher, le radiolaire expulsa ses dernières molécules de carbone dans un ultime soubresaut. Il arriva malgré tout à se reproduire encore une fois puis cessa définitivement de se mouvoir.
Ils entamèrent côte à côte leur chute à pic vers le plancher inexploré du Pacifique. Ils se mêlèrent au flot lent et ininterrompu des milliards de cadavres microscopiques qui tombaient en flocons comme de la neige marine. Ils ne représentaient alors plus que deux individus supplémentaires dans le fouillis de détritus aquatiques, une formidable biomasse diversifiée, des restes d’animaux et de végétaux en voie de décomposition, en route vers le fond. Un flux plus dense encore que d’ordinaire sous l’effet conjugué des conditions climatiques inhabituelles et des faibles concentrations en oxygène qui stratifiaient l’océan dont les eaux ne se mélangeaient plus. Une hécatombe sévissait dans les rangs des coquillages et parmi la faune accrochée aux parois rocheuses du canyon. Le plancton végétal, lui, s’accumulait dangereusement à la surface. Rongés par les bactéries, ces organismes périssaient eux aussi en grand nombre, ensuite tous pourrissaient, s’égrenaient en rangs serrés, descendaient, puis allaient sédimenter vers les parties les plus basses du canyon.
L’union du radiolaire et de la zooxanthelle qui, avec le temps, avait mûri dans le bonheur d’être deux, avait fini par disparaître, mais avait tout de même réussi à s’inscrire sur le chemin d’éternité puisque le radiolaire avait réalisé une dernière division au prix du peu d’énergie dont il disposait encore. Le phénomène mystérieux, merveilleux, s’était accompli une fois de plus au cœur de l’immensité liquide, vert et gris foncé : l’avènement d’une vie sous la forme de l’éclosion d’un nouvel animal de taille très modeste, un dixième de millimètre tout au plus. Un individu unicellulaire dont les ancêtres peuplaient déjà les océans près de cinq cents millions d’années auparavant. Leur union n’avait pas eu lieu en vain : à l’instant même de leur mort, ils avaient donné naissance à un rejeton.
Héliosphéra naquit ainsi un matin incandescent dans les eaux calmes du Pacifique, dotée d’un corps gélatineux soutenu par un squelette siliceux composé d’une série de segments plantés en cercle autour d’un sensible cœur de verre. Très vite, sa membrane extérieure se fixa en produisant une sphère parfaite, puis l’élégante Héliosphéra se recouvrit d’un voile très fin de dentelles translucides. Elle commença à se mouvoir gracieusement à la manière d’une planète dotée de piques. En plus de l’impératif de perpétuer sa lignée en se reproduisant elle aussi, ses géniteurs lui avaient transmis la propension à s’unir un jour à un autre individu planctonique, dans un élan en quête d’harmonie.
Mais l’existence était éphémère pour les peuples du plancton : quelques jours à peine pour naître, croître, aimer et mourir. En attendant, Héliosphéra flottait nonchalamment dans l’obscurité de son univers. La vie qui palpitait en elle rayonnait d’un éclat immaculé, non loin de l’entrée de la baie de Concepción et du port de Talcahuano.