Le cœur serré d’Ollanta Suarez battait fort la chamade dans sa poitrine, impatiente qu’elle était de s’envoler pour Concepción, de rejoindre le port de Talcahuano et d’embarquer sur la goélette Tara pour une expédition océanographique de cinq semaines au large des côtes chiliennes. Son pouls déjà rapide accélérait, impossible de sécher la moiteur de ses paumes ou d’arrêter la course des perles de sueur sur ses tempes et son front, elle avait les genoux en coton et le souffle court. Elle n’en revenait pas de bientôt participer à la mission Microbiomes, partie de Lorient en décembre 2020, un nouveau défi pour la Fondation Tara Océan et son bateau mythique. À travers des reportages et des publications, Ollanta s’était reconnue dans les paroles des marins interviewés et s’était découvert une âme nomade. Souvent elle avait rêvé de la goélette, élégante et vaillante, sous les traits d’un mammifère marin au ventre rigide, une baleine géante qui, à quai, se déhanchait, patientait, ronde et sereine dans les eaux troubles d’un port des antipodes. Elle l’imaginait grimper souplement jusqu’à la ligne de crête de chaque lame, puis glisser dans son creux en roulant un peu les reins de son corps bombé.

Outre l’excitation de la navigation à venir, Ollanta avait surtout soif d’expériences et de connaissances. Elle était pressée de s’immerger dans l’univers mystérieux de la multitude de micro-organismes qui peuplaient les océans et les mers, pressée de découvrir les innombrables secrets que la science parvenait à peine à effleurer. Ollanta s’extasiait devant les formes primitives ; certaines rappelaient des esquisses élémentaires et d’autres relevaient plutôt de complexités géométriques ou d’un génie artistique digne des plus extravagants créateurs de l’histoire. Leurs comportements aussi l’enthousiasmaient, la plupart du temps logiques et prévisibles, ils la surprenaient parfois par des attitudes qui lui inspiraient le respect et la réflexion, tant ils semblaient reléguer les réactions de l’âme humaine aux conduites les plus rudimentaires. Ces multiples manières d’être plaisaient à la jeune femme, elle se sentait étrangement familière avec ces organismes microscopiques et s’était convaincue qu’ils avaient énormément à lui apprendre. Participer à un tel programme de recherche représentait aussi une sorte de retour aux sources, une plongée aux fondements mêmes du vivant. Ollanta était impatiente de se retrouver dans quelques heures aux premières loges de cette entreprise d’approche globale avec des scientifiques chevronnés. Elle allait envisager l’océan comme un grand tout, étudier, analyser, mesurer avec, en ce qui concernait la spécificité des travaux de son laboratoire breton, une attention particulière à la présence de plastique dans les eaux du Pacifique, au large de la côte ouest de l’Amérique du Sud.

Dans le taxi qui venait de quitter le boulevard périphérique nord en direction de l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle, elle tentait de garder son calme, oscillant entre l’excitation de la découverte et l’appréhension du voyage qui l’attendait. Son périple jusqu’au Chili s’annonçait en effet périlleux et semé d’embûches : plus de douze mille kilomètres à parcourir en pleine crise sanitaire, alors que toutes les activités humaines se voyaient soumises aux aléas des mesures drastiques anti-covid-19 en vigueur sur l’ensemble de la planète. Une fois sortie du véhicule, la jeune femme se concentra, frotta ses mains moites sur son jean et vérifia pour la énième fois qu’elle avait bien les documents nécessaires, surtout le plus important : le test PCR négatif. Elle souffla, rajusta son masque et pénétra dans le terminal, le pas mal assuré. Tout allait bien, mais la récente décision des autorités chiliennes de fermer les frontières du pays le surlendemain jetait un voile d’incertitude sur les démarches à effectuer pour obtenir l’autorisation de pénétrer sur son sol. En se dirigeant, stressée, vers la zone des départs, elle pensa à ses parents.

Bien avant sa naissance, ils lui avaient choisi le prénom d’Ollanta, son père chilien pour revendiquer sa lointaine ascendance mapuche, sa mère guadeloupéenne en souvenir du nom des vestiges d’une ancienne cité maya visitée lors de leur lune de miel. À bientôt trente ans, la jeune femme affirmait avoir hérité de l’esprit rebelle qui lui venait, d’une part, des années de lutte de son père engagé pour la démocratie, contre la dictature et les injustices infligées aux peuples autochtones du Chili, d’autre part de sa mère qui, dans sa jeunesse, s’était lancée dans le combat pour l’émancipation des femmes et contre le racisme. De par sa lignée maternelle, Ollanta avait également été sensibilisée à l’harmonie entre les humains et aux mystères de la nature. Les secrets des plantes médicinales circulaient de génération en génération depuis l’arrivée de leur ancêtre venue d’Afrique centrale plus de deux siècles plus tôt. Aussi, pour Ollanta, ce voyage prenait-il des allures d’immersion dans son passé familial. Moins en considération de la géographie que d’un point de vue idéologique et militant, puisque la jeune femme s’enorgueillissait d’aller mener son propre combat, celui pour la sauvegarde de l’environnement sur le continent qui avait été le théâtre des luttes de ses parents. Un périple hautement symbolique et empreint d’émotions fortes – elle était à fleur de peau.

Ollanta se concentra et prit sa place au bout de la courte file, seule une poignée de passagers attendaient pour finaliser leur enregistrement pour Santiago dans l’aéroport presque désert. La peur qu’une tracasserie administrative de dernière minute ne l’empêche de s’envoler lui serrait la poitrine. Elle murmura une prière improvisée à ses ancêtres amérindiens avant de serrer les poings pour se donner du courage, elle se sentait prête à affronter l’ultime formalité, le dernier obstacle avant de survoler l’Atlantique puis l’Amérique du Sud, et embarquer enfin sur la goélette de ses rêves.

*